La Russie du XVIIIe au Debut du XXe Siecle

LA RUSSIE DU XVIIIe AU DEBUT DU XXe SIECLE

VI. Pré-capitalisme et réformes

VI.1. Répression des révoltes et développement du sentiment national

L’autocratie avait résisté au soulèvement des « décabristes » (14 décembre 1825), complot militaire d’officiers nobles nourris des leçons de la révolution américaine et de la Révolution française, et qui voulaient substituer au tsarisme un régime plus libéral, sinon démocratique. Les exécutions et l’exil en Sibérie châtièrent les comploteurs, qui n’avaient pas bénéficié d’appui dans le peuple. Le gouvernement avait aussi écrasé la révolte polonaise de 1831 dans le royaume du Congrès (région de Varsovie), né du repartage de la Pologne en 1815 et attribué à la Russie. Celle-ci ne fut pas touchée par le mouvement révolutionnaire européen de 1848 ; bien plus, ce furent les armées russes qui, se portant au secours de l’Autriche, étouffèrent la révolution hongroise de 1849. Les troubles paysans qui se multiplient (plus de 700 cas entre 1826 et 1854) et qui aboutissent parfois à une véritable insurrection régionale comme en 1839, dans douze gouvernements du centre, n’ont pas pour autant modifié le problème du servage, dont la discussion montre l’âpre attachement des nobles à leurs privilèges. L’échec du décabrisme avait mis fin à toute opposition de la noblesse au régime, et le règne de Nicolas Ier, après celui d’Alexandre Ier, fut pour l’État et la nation une période de progrès. La codification des lois date des années trente. L’instruction s’étend à des cercles plus larges. De nouvelles universités sont créées (Vilno, 1802, qui fut fermée après la révolte polonaise de 1831 ; Dorpat, 1802 ; Kharkov, Kazan, 1804 ; Saint-Pétersbourg, 1819 ; Kiev, 1835). Le nombre des écoles élémentaires augmente rapidement (3 000 en 1853), comme le nombre des élèves (une centaine de milliers). Les besoins de l’industrie, des villes qui se développent suscitent la création d’un institut technologique (1828), d’une école d’architecture (1830) et d’une école d’ingénieurs civils (1831) . De nombreuses revues scientifiques et littéraires paraissent (Revue des mines, des manufactures et du commerce, 1825 ; Revue du ministère de l’Instruction publique, 1834 ; Annales de la patrie, 1838, qui bénéficie de la collaboration des meilleurs écrivains du temps). La Russie en effet connaît la première floraison de sa littérature : sans être engagées, les oeuvres d’écrivains tels que Griboiédov, Pouchkine, Lermontov, Gogol, Tourgueniev reflètent une réalité sociale injuste, et sont lues par un public cultivé plus nombreux.
Le décor architectural de Saint-Pétersbourg est devenu plus grandiose encore, mais les nouveaux monuments (cathédrales de Kazan, de Saint-Isaac, Bourse maritime, palais Michel) associent aux artistes étrangers les premiers grands architectes russes : Starov, Bajénov, Kazakov, Voronikhine. La naissance de l’opéra historique avec Glinka (Ivan Soussanine, 1836) traduit la force des sentiments d’attachement à la patrie.

VI.2. Progrès économiques et transformations sociales

Dans ce cadre brillant se développait une économie qui restait loin derrière celle des pays occidentaux mais préparait des modifications de structure sociale et rendit nécessaires les réformes des années 1860. Par le tarif douanier protecteur de 1822, la Russie limita l’importation des tissus anglais, et développa une industrie cotonnière très active dans la capitale et la région d’Ivanovo (cotonnades imprimées) : au tissage effectué à la main dans des ateliers campagnards s’ajouta la filature, dans les années quarante, lorsque l’Angleterre autorisa l’exportation de ses machines à filer. Les métiers mécaniques à tisser sont encore peu nombreux au milieu du siècle, et la production mécanisée ne l’emporte que dans les années 1860, comme aussi l’impression des étoffes par cylindres, introduite par des ingénieurs alsaciens. L’animation du marché de consommation (étendu aux limites d’un empire de 17 millions de kilomètres carrés et comptant 70 millions d’habitants en 1851) détermina un développement général de l’activité artisanale et industrielle, le coton était le principal élément de progrès, ainsi que la betterave, qui suscite l’installation en Ukraine, après 1835, de raffineries modernes.
L’industrie textile a permis à de nombreux paysans, souvent serfs à l’origine, puis libérés par rachat dans les années 1825-1830, d’accéder à la condition « marchande ». À la bourgeoisie commerçante traditionnelle s’est ajoutée une bourgeoisie industrielle, propriétaire d’usines, le plus souvent issues d’ateliers villageois de la région de Moscou, Tver, Vladimir et Kostroma ; telle a été l’origine de la plupart des grandes familles qui, au début du XXe siècle, commenceront, aux côtés de l’aristocratie, à jouer un rôle politique. Mais, à cette époque, ces nouveaux enrichis se cantonnent dans leur profession et sont des sujets soumis au pouvoir, attachés à la tradition et n’ayant presque aucune part dans la vie intellectuelle du pays. Cette bourgeoisie est d’ailleurs encore bien peu nombreuse. Groupée administrativement en trois guildes, elle compte, en 1857, 1 440 membres de première guilde (où se trouvent les gros commerçants et les industriels), 5 005 membres de deuxième guilde et 137 198 membres de troisième guilde (parmi lesquels un très grand nombre de petits boutiquiers) pour une population d’environ 72 millions d’habitants. Aussi le développement industriel qui transforme l’apparence des régions centrales n’a-t-il pas encore créé de classe ouvrière. Les quelque cinq ou six cent mille ouvriers russes (parmi lesquels trois cent mille employés dans les textiles), vers 1860, restent à demi paysans et sont le plus souvent des ouvriers temporaires. À la différence de la métallurgie, où persistent une organisation et une discipline militaires, l’industrie textile, même lorsqu’elle emploie des serfs, est facteur de mobilité et d’une relative liberté. Mais l’immense majorité de la population est paysanne ; le problème social essentiel est celui du servage, condamné par les esprits éclairés, qu’ils se rattachent aux slavophiles: les frères Kiréevski, Aksakov, Khomiakov, dont la foi mystique assignait à la Russie une mission divine, ou aux « occidentalistes » tels le critique Bielinski (1811-1848) ou le socialiste utopique Herzen (1812-1870), pour qui la Russie devait suivre les voies de l’Occident (sans renier d’ailleurs les traits caractéristiques de sa civilisation, le mir paraissant à Herzen une amorce du socialisme).
L’aristocratie foncière restait cependant attachée à l’institution, moins pour des raisons économiques (encore qu’une bonne partie des nobles, médiocres gérants de leurs propres intérêts, y vissent faussement une source gratuite de profits) que pour des raisons sociales : ils craignaient qu’à la faveur de la liberté donnée les paysans ne se soulèvent. Ceux-ci en effet sentaient peser de plus en plus sur eux les exigences d’une aristocratie dépensière, le système mixte des corvées encore alourdies et des redevances en argent. Le développement du commerce au village enrichissant une partie de la paysannerie, accentuait les différences de fortune et les tensions sociales. Mais la poussée des révoltes paysannes a durci la position des nobles. Il a fallu les défaites de la guerre de Crimée, l’arrivée au pouvoir d’un souverain plus libéral, Alexandre II (1855-1881) et surtout la révélation que la Russie avait des institutions périmées, inadaptées aux besoins d’un État moderne, pour engager le gouvernement, à partir de 1855, dans la voie des réformes qui concernèrent en premier lieu le servage.

VI.3. La guerre de Crimée

Après les guerres napoléoniennes, l’Europe du congrès de Vienne (1814-1815) est dominée par la Russie, membre prépondérant de la Sainte-Alliance, sous le règne d’Alexandre Ier (1801-1825) et de Nicolas Ier (1825-1855). L’expansion russe se poursuit au Caucase où les pays géorgiens ont déjà reconnu l’autorité du tsar (1799-1811) avec l’agrément de la Turquie (traité de Bucarest, 1812) ; à la suite de la guerre russo-iranienne de 1826-1828 (paix de Tourkmantchaï), la Russie annexe l’Arménie orientale ; elle doit cependant réduire, par une guerre de type colonial, la longue résistance du chef montagnard Chamil, vaincu en 1859. Mêlée à la question d’Orient, elle s’efforce de développer son influence dans les Balkans, après l’annexion de la Bessarabie (1812), et soutient les luttes d’indépendance contre l’Empire ottoman (traité d’Andrinople, 1829). Elle ne peut cependant, devant la pression anglaise, contrôler les Détroits et doit, de 1853 à 1855, soutenir contre une coalition européenne (Angleterre, France, Turquie et Sardaigne) une guerre très dure, menée en Crimée, et qui s’achève par sa défaite (traité de Paris, 1856, qui décide la neutralisation de la mer Noire).

VI.3.1. L’origine du conflit

À l’origine du conflit, il y a la Question d’Orient posée par le déclin de l’Empire ottoman qui menace l’équilibre de l’Europe. Depuis la fin du XVIIIe siècle, la Russie cherchait à profiter de cette situation pour accroître son influence dans les Balkans et pour arracher aux Turcs le contrôle des détroits entre la mer Noire et la mer Méditerranée. Après leur victoire dans la guerre russo-turque (1828-1829) et surtout après le traité d’Hünkär-Iskelessi (1833), les Russes essayèrent d’établir à leur seul profit un protectorat sur l’Empire ottoman.
Pour le Royaume-Uni et la France, une mainmise russe sur les détroits menaçait directement leurs intérêts au Moyen-Orient. En outre, une grande partie de l’élite politique et intellectuelle, en France comme au Royaume-Uni, méprisait la Russie et la considérait comme un État despotique, ennemi du libéralisme. L’Autriche, en dépit de la longue tradition de coopération diplomatique qu’elle entretenait avec la Russie, commença à s’inquiéter, elle-aussi, de son influence grandissante dans les Balkans. En 1841, les puissances européennes et l’Empire ottoman réussirent à remplacer le traité d’Hünkär-Iskelessi par un protectorat européen.
Au début des années 1850, le tsar Nicolas Ier pensait avoir une nouvelle opportunité d’étendre l’influence de la Russie en intervenant dans les affaires turques. Il se croyait assuré du soutien autrichien en contrepartie de l’aide que son pays avait apportée à la dynastie des Habsbourg pendant les révolutions de 1848-1849. Il croyait aussi, à tort, que le gouvernement britannique de George Hamilton-Gordon s’associerait à un partage des territoires des Balkans contrôlés par les Turcs.
L’intervention russe fut provoquée par un conflit entre catholiques et orthodoxes concernant la protection des Lieux saints en Palestine, qui appartenaient alors à l’Empire ottoman. En décembre 1852, le sultan ottoman, sous la pression de Napoléon III, se prononça en faveur des catholiques. Nicolas Ier, le protecteur de l’Église orthodoxe, envoya aussitôt une mission à Constantinople (aujourd’hui Istanbul en Turquie), pour négocier un nouvel accord en faveur des orthodoxes et un traité garantissant leurs droits dans l’Empire ottoman. Parallèlement, au cours de négociations officieuses avec l’ambassadeur britannique en Russie, le tsar évoqua la possibilité d’un partage des Balkans et d’une occupation russe « temporaire ! » de Constantinople et des détroits ; ce qui correspondait à proposer un démembrement de l’Empire ottoman au Royaume-Uni, favorable à l’unité turque face à l’expansionnisme russe.
L’ambassadeur britannique à Constantinople, le vicomte Stratford de Redcliffe, fut à l’origine d’un arrangement à l’amiable concernant les Lieux saints, mais il persuada les Turcs de s’opposer aux exigences de reconnaissance d’une forme de protectorat russe sur les chrétiens orthodoxes de la Porte, car elles représentaient une menace pour leur souveraineté. Le 1er juillet 1853, les Russes ripostèrent en occupant les principautés turques de Moldavie et de Valachie (maintenant en Roumanie). Les puissances européennes essayèrent d’arriver à un compromis, mais sans succès. Le 4 octobre, assuré des soutiens français et britannique, l’Empire ottoman déclara la guerre à la Russie.

VI.3.2. La guerre

Le 30 novembre 1853, les Russes détruisirent la flotte turque dans le port de Sinope sur la mer Noire, ce qui souleva un tollé général au Royaume-Uni et en France. En mars 1854, comme la Russie voulait ignorer les demandes britanniques et françaises d’évacuation de la Moldavie et de la Valachie, le Royaume-Uni et la France déclarèrent la guerre à la Russie, croyant que leur suprématie navale leur permettrait de remporter rapidement la victoire. Le 3 juin, l’Autriche, restée neutre sous la pression des États allemands, menace de déclarer la guerre à son tour, à moins que la Russie n’évacue la Moldavie et la Valachie. La Russie s’exécute le 5 août et les troupes autrichiennes occupèrent les principautés. Le royaume italien de Sardaigne rejoignit le camp des alliés en janvier 1855 ; il espérait ainsi obtenir les faveurs du Royaume-Uni et de la France, ainsi que leur aide pour expulser l’Autriche de ses possessions italiennes.
Les alliés décidèrent alors de mener une campagne contre la forteresse de Sébastopol en Crimée, quartier général de la flotte russe en mer Noire. Les armées françaises, commandées par Saint-Arnaud, et britanniques, sous les ordres de lord Raglan, débarquèrent à Eupatoria le 14 septembre 1854. En dépit de victoires coûteuses sur les Russes (batailles de l’Alma, 20 septembre, de Balaklava, 25 octobre, et d’Inkerman, 5 novembre), la guerre de tranchées s’éternisa, les Russes refusant d’accepter les conditions de paix des alliés. Sébastopol, brillamment défendue par Todleben, tomba finalement le 8 septembre 1855, après la prise de la tour Malakoff par Mac-Mahon. Mais la Russie, qui avait vu l’avènement du tsar Alexandre II au cours du siège de Sébastopol, n’accepta de faire la paix que lorsque l’Autriche menaça d’entrer en guerre.

VI.3.3. Les conséquences

Le traité de Paris, signé le 30 mars 1856, fut un échec cuisant pour la politique russe au Moyen-Orient. La Russie dut rendre la Bessarabie du Sud et l’embouchure du Danube à l’Empire ottoman dont l’indépendance et l’intégrité territoriales furent réaffirmées ; la Moldavie, la Valachie et la Serbie furent placées sous garantie internationale et non plus sous protectorat russe. Le sultan se limita à de vagues promesses concernant le respect des droits de tous ses sujets chrétiens et il fut défendu aux Russes de garder leur flotte dans la mer Noire, désormais interdite à tout navire de guerre.
En termes militaires, cette guerre, marquée par la puissance de feu, fut mal organisée et inutilement coûteuse. Les commandements dans les deux camps se révélèrent être totalement inefficaces, gaspillant des vies humaines dans des combats inutiles, telle la célèbre « Charge de la brigade légère », au cours de laquelle une unité britannique subit des pertes importantes pendant la bataille de Balaklava. Le ravitaillement en nourriture, vêtements et munitions des deux armées fut entravé par l’inefficacité et la corruption ; quant aux services médicaux, ils étaient épouvantables. Les épidémies (choléra) firent plus de ravages que les blessures au combat. Toutefois, pour la première fois des anesthésiques en chirurgie ont été utilisés. Une autre innovation de cette guerre fut l’emploi du télégraphe.
Quoi qu’il en soit, la guerre de Crimée représente un tournant dans l’évolution de l’équilibre européen. Elle marqua la fin de la « Sainte-Alliance » par laquelle les vainqueurs des guerres napoléoniennes, notamment le Royaume-Uni, la Russie, l’Autriche et la Prusse, avaient réussi à maintenir la paix en Europe depuis quarante ans. Le mythe de la puissance russe s’effrondra. La désintégration de la vieille coalition permit à l’Allemagne et à l’Italie de se libérer de l’influence autrichienne et devenir des nations indépendantes au cours des années qui suivirent. L’Empire français, quant à lui, tira un prestige considérable de cette guerre sur la scène européenne.
Enfin, le choc de la défaite de Crimée fut le catalyseur de très importantes réformes sociales lancées par Alexandre II en Russie. La guerre de Crimée, révélant les faiblesses internes de cet empire en apparence si puissant, marqua le début d’une nouvelle période de son histoire, pleine de difficultés et d’efforts d’adaptation.

VI.4. Les réformes

L’atmosphère de réformes des années 1855-1860 tranche sur la période antérieure ; l’apparition de l’intelligentsia sous Nicolas Ier ne se manifeste guère que dans les cercles étudiants clandestins (en particulier à l’Université de Moscou). Dans la décennie qui suit la défaite de Crimée, la liberté d’expression est assez large. Une jeune génération démocrate, de tempérament révolutionnaire, utilise la presse légale, autour de la revue Le Contemporain où écrivent les critiques littéraires Dobrolioubov (1836-1861), Tchernichevski (1828-1889). Avec Pisarec (1840-1868) et La Parole russe (Russkoe Slovo), le radicalisme politique tend à la négation de la société existante et à un nihilisme que décrit Tourgueniev en la personne de Bazarov, dans son roman Pères et fils (Otci i deti, 1861). Tandis que de l’étranger arrive le journal Kolokol (La Cloche) rédigé par Herzen, se forme déjà une ébauche de société terroriste secrète, Terre et Liberté (Zemlja i Volja, le nom sera repris plus tard), formation éphémère (1862-1864) . La répression du soulèvement polonais de 1863, beaucoup plus grave que celui de 1831, clôt cette période de libéralisme relatif pendant laquelle l’État russe a réformé considérablement ses institutions.

VI.4.1. L’abolition du servage

Le « Statut des paysans libérés du servage » (19 février 1861) donnait à tous les serfs la liberté, et à ceux qui exploitaient la terre un lot de dimension variable selon les régions (par l’intermédiaire de la communauté rurale), en général inférieur à celui qu’ils exploitaient, contre un prix de rachat dont l’État fit l’avance. Les négociations entre les propriétaires et les communautés rurales se poursuivirent pendant vingt ans, et le Statut n’eut son plein effet qu’en 1881, le gouvernement rendant alors le rachat obligatoire. Tout en libérant une paysannerie dont la mobilité profita au développement industriel, la suppression du servage eut pour premier effet d’aggraver la situation des anciens serfs, tenus de rembourser par annuités à l’État pendant quarante-neuf ans l’indemnité de rachat. Il leur était possible, cependant, de recevoir gratuitement un lot du quart (« quart du mendiant »), trop exigu pour assurer leur existence ; ils revendaient alors ce lot et allaient grossir le contingent des salariés d’usine. Le Statut, renforçant d’autre part la communauté rurale, qui paraissait être une condition de maintien de l’ordre social, n’apporta aucune amélioration au morcellement excessif des exploitations et entraîna pour le plus grand nombre l’obligation, pour vivre, de compléter les lots par des terres affermées. En 1880, les paysans, qui avaient reçu 33 millions de déciatines (hectares) de terre, en cultivaient 25 à ferme et restaient redevables de nombreux droits (de passage d’usage) aux grands propriétaires, qui gardaient d’immenses domaines, réserve tentante pour une paysannerie insuffisamment pourvue.

VI.4.2. Réformes administratives, judiciaires et militaires

La réforme administrative de janvier 1864 créa les zemstva (conseil locaux), élus dans les districts par la population, répartie en trois catégories : propriétaires, citadins, paysans, selon un système censitaire assurant la prépondérance des nobles (75 %), et dans les gouvernements par les représentants des zemstva de districts. Leur compétence s’étendait à l’entretien des routes, des hôpitaux, à l’aide médicale et vétérinaire, à l’éducation. Les zemstva ne s’implantèrent, il est vrai, que peu à peu dans trente-trois gouvernements de la Russie européenne et longtemps ne concernèrent que les gouvernements à population russe. Cependant le rôle des zemstva dans la vie économique, sociale et politique du pays devint considérable. Instruments de progrès dans les campagnes et de développement de catégories professionnelles (médecins, instituteurs) qui grossissent les classes moyennes, ils expriment vis-à-vis du pouvoir les besoins populaires ; l’idée chemine dès lors qu’ils devraient se compléter auprès du tsar par une assemblée représentative de la nation, élue par les zemstva de gouvernement. Aussi importante fut la réforme judiciaire de décembre 1864 qu’avait projetée, un demi-siècle plus tôt, Mikhaïl Speranski, ministre d’Alexandre Ier, mais celui-ci s’était toujours heurté à l’hostilité de la noblesse. Séparant la justice de l’administration, assurant l’indépendance des juges par l’inamovibilité, cette réforme crée un nouveau système de tribunaux, où apparaît, au niveau du district, le jury. L’efficacité des réformes, qui tempéraient l’arbitraire et amélioraient les rapports sociaux, restaient cependant limitée par le caractère policier du régime. Une nouvelle législation (1865), qui supprimait la censure préalable mais renforçait la répression, maintint la presse sous le contrôle de l’administration. La période des grandes réformes se poursuivit jusque dans les années 1870. L’organisation des doumas urbaines (conseils municipaux), objet de longues discussions entre 1864 et 1870, accrut par un système de curies l’autorité des riches sur la ville, sans pour autant accorder à ces doumas la moindre autonomie. Dans le domaine militaire, la réorganisation indispensable de l’armée vaincue, menée de 1861 à 1874, s’inspire à nouveau de la tradition de Souvorov, développe l’initiative dans la formation des cadres d’officiers, institue le service militaire pour tous (1874) et prépare cette force puissante qui servira la politique impérialiste de l’Empire.
Cependant, dès cette époque, la disproportion entre la grandeur des desseins politiques et la faiblesse des moyens économiques et financiers du pays était sensible. Le développement de la Russie est désormais essentiellement tributaire de son industrialisation et, par voie de conséquence, d’une organisation financière ; on tenta de résoudre ce dernier problème par la création de la Banque d’Empire en 1860.

VII. L’industrialisation et la conquête des marchés asiatiques

La suppression du servage inaugure la période capitaliste de l’histoire de la Russie. L’essor industriel de la première moitié du XIXe siècle et l’exportation croissante de céréales avaient seulement amorcé une accumulation de capitaux, mais qui étaient trop insuffisants pour permettre de rattraper le retard économique.

VII.1. La révolution industrielle

La Russie ne put entrer vraiment dans l’ère industrielle que par l’intervention de l’État et l’emprunt de capitaux à l’étranger. Les changements profonds de ses structures économiques sont un fait tardif, postérieur à 1880. La faiblesse du marché de consommation paysan qui s’élargissait trop lentement, autant que le manque de capitaux privés, a contraint le gouvernement à devenir, par la voie des finances publiques et des banques étrangères, le principal client de la grande industrie, animée par les commandes de drap pour la troupe, de produits métallurgiques pour l’armée, la flotte de guerre et les chemins de fer. Le gouvernement, pour des raisons à la fois politiques et économiques, entreprit la construction d’un réseau de voies ferrées.
Avant la guerre de Crimée, il n’existait que deux lignes d’intérêt général, celle de Saint-Pétersbourg à Tsarskoïe Selo (1837), d’utilité très locale, et la ligne Saint-Pétersbourg-Moscou, mise en service en 1851. Trente ans plus tard, le réseau, qui atteignait une longueur de 25 000 km, reliait en étoile Moscou à Nijni Novgorod, Voronèje, Kharkov, Kiev, Rostov-sur-le-Don et Varsovie, traversait en écharpe la Russie de Riga à Tsarisme, de Kiev à Königsberg, et rapprochait plusieurs villes méridionales de la mer Noire. La fabrication des rails, puis des machines, fit de l’Ukraine agricole, dans le dernier quart du XIXe siècle, une grande région industrielle. La construction du Transsibérien, commencée en 1891 et achevée en 1902, renforça la colonisation sibérienne, permit la mise en valeur des régions méridionales de cet immense territoire, et fut l’instrument de la politique d’expansion en Extrême-Orient. En 1913, la longueur du réseau ferré atteignait (sans la Finlande) 70 000 km et ne répondait cependant pas encore aux besoins stratégiques et économiques du pays. La navigation fluviale traditionnelle s’était à la fin du siècle modernisée ; à 20 000 bateaux non motorisés, s’ajoutaient, en 1895, 2 539 vapeurs, nombre qui avait doublé en 1913.
La construction des voies ferrées, l’équipement des ports, la fabrication d’armements, associant de plus en plus capitaux privés et participation de l’État et nécessitant un appel au capitalisme occidental, engagèrent le gouvernement dans une politique financière qui domina toute la vie économique de la seconde moitié du siècle. Les ministres des Finances Reitern (1862-1878), Bunge (1878-1887), Vichnegradski (1887-1892) et Witte (1892-1903), par une série de mesures d’assainissement et une fiscalité plus lourde, qui, par l’intermédiaire des impôts indirects, pesa principalement sur la paysannerie, rétablirent l’équilibre budgétaire (1888), compromis par la guerre balkanique de 1877-1878. Le tarif protectionniste de 1891 améliora la balance du commerce extérieur, déclenchant une guerre douanière de trois ans avec l’Allemagne. Mais déjà, le rapprochement avec la France, pour des raisons politiques, faisait de Paris (l’« emprunt russe » à partir de 1887) un marché de capitaux à destination de la Russie sous forme d’emprunts d’État et d’investissements privés. L’alliance franco-russe (1891-1892) renforça la confiance qu’inspirait la Russie, mais inversement l’utilisation des emprunts permit au gouvernement d’établir en 1897 le rouble-or, monnaie forte et stable qui consolida son crédit. La Banque d’Empire, pivot de l’opération, possédait alors une réserve d’or égale à la valeur des billets en circulation. L’Exposition universelle de Paris (1900) fut l’occasion de nombreuses publications officielles glorifiant la puissance de l’Empire russe.
Sur ces bases financières solides, qui favorisent la multiplication des banques et sociétés (en 1900, on comptait un millier de sociétés anonymes industrielles et de grand commerce à la fois russes et étrangères, 125 sociétés étrangères), l’industrie fait des progrès rapides, surtout dans les dernières années du XIXe siècle, dites période de Witte, lequel est appelé parfois « le père de la révolution industrielle en Russie ». Les besoins en rails et en wagons sont alors couverts entièrement par les usines russes, ainsi que presque tous les besoins en locomotives. La flotte de guerre, anéantie pendant la guerre de Crimée, est reconstituée à partir de 1882, et deux cuirassés aux noms symboliques (Catherine II et Tchesmé) sont lancés en mer Noire (1886). La construction des usines elles-mêmes, surtout en Ukraine, et le développement des villes accroissent la consommation de produits métallurgiques. Le recensement de 1897, complet et détaillé, montre l’importance du marché urbain : la population de l’Empire est passée de 100 millions d’habitants en 1888 à 128 millions en 1897, dont 53 % dans les villes (27 % en 1863). La Russie, « grand village » encore au milieu du XIXe siècle, a vu grandir ses anciennes cités (Saint-Pétersbourg, 1 265 000 habitants en 1900 ; Moscou, 1 million ; Odessa, 400 000 ; Riga, 282 000 ; Kiev, 248 000), et compte neuf villes de 100 000 à 200 000 habitants, ainsi que trente de 50 000 à 100 000.
Bien que les constructions utilisent encore dans la proportion de 50 % l’artisanat du bois, les grands travaux commandés par l’État et les municipalités animent la production. Enfin, le marché de consommation paysan s’élargit plus en raison de l’accroissement de la population que par l’élévation du niveau de vie qui reste, semble-t-il, faible pour le plus grand nombre. Cependant la consommation du sucre et, surtout, des tissus de coton a fortement augmenté entre 1890 et 1899. Mais le poids des impôts limite les achats.
La géographie industrielle du pays change rapidement. Aux régions d’activité ancienne, telles que Saint-Pétersbourg, Moscou, Ivanovo-Voznessensk, Oural, s’ajoute l’Ukraine où, à partir de 1880, s’installent des usines métallurgiques modernes, presque toutes aux mains de sociétés et de banques étrangères, anglaises, françaises et belges, qui exploitent le charbon du Donets et le fer de Krivoï-Rog, reliés en 1885 par la voie ferrée « Catherine ». Vers 1900, on y comptait dix-sept grands établissements industriels (région d’Ekaterinoslav), à l’« esprit d’entreprise teinté d’américanisme ». La métallurgie avait transformé la physionomie de l’Ukraine céréalière et donné un élan aux industries agricoles : minoteries, distilleries, brasseries, manufactures de tabac et raffineries de sucre (qui fournissaient les deux tiers de la production totale de l’Empire).
Les nouvelles usines de la région de Saint-Pétersbourg et des villes baltiques ont également un caractère moderne, leurs activités portuaires sont considérables, mêlant les initiatives étrangères et russes. L’importation de coton, de caoutchouc, de métaux et de charbon, la présence des chantiers navals assurent le développement industriel : les filatures de coton de Saint-Pétersbourg, avec leurs 33 000 ouvriers en 1913, fournissaient 16 % de la production nationale ; mais l’industrie cotonnière s’étendait vers l’ouest, à Krengholm, près de Narva (plus de 10 000 ouvriers), tandis que la manufacture Treougolnik (Triangle) de Riga (8 000 ouvriers) fabriquait des millions de galosi (chaussures de caoutchouc). Dans la capitale, les industries de matériel électrique, les imprimeries de l’État occupaient des milliers d’ouvriers ; la plus importante était cependant l’usine Poutilov (construction de machines, fabrications de guerre), créée en 1868, qui employait, en 1913, 13 000 ouvriers.
L’emprise étrangère et américaine à Riga, anglaise à Krengholm et dans les filatures de la capitale, française à l’usine Poutilov, forte dans la région de Saint-Pétersbourg, est plus faible dans la région de Moscou, à peu près nulle dans l’Oural. Mais, tandis que l’Oural métallurgique, où coexistent des usines d’État et des établissements d’importance moyenne aux mains des grandes familles (les Demidov, Stroganov, Jakovlev), « somnole » (selon l’expression du savant russe Mendeleïev) et ne commence à se moderniser que dans les premières années du XXe siècle, la région de Moscou, avec son arrière-pays d’Ivanovo-Voznessensk (le « Manchester russe ») est devenue le centre économique le plus actif de la Russie, occupant, en 1908, 800 000 ouvriers dans les industries les plus diverses (dont la moitié dans le seul gouvernement de Moscou) ; les usines textiles prédominent cependant ; elles sont aux mains de grandes familles de bourgeois russes, tels que les Prokhorov à Moscou, les Morozov à Nikolskoié, Tver et Orékhovo-Zouiévo, les Konovalov à Kinechma , les Garelin, les Kouvaiev à Ivanovo, qui reçoivent du coton d’Asie centrale en quantité croissante et approvisionnent en cotonnades tous les marchés du pays.

VII.2. Problèmes sociaux et opposition

VII.2.1. Constitution d’un prolétariat

L’essor industriel a créé un prolétariat ouvrier, en nombre encore limité (1 million d’ouvriers d’usines en 1880, 2 millions au recensement de 1897, 3 millions en 1913), qui se détache de plus en plus de la campagne et est concentré dans les grandes villes et dans des régions bien déterminées ; il pose, par les conditions de son travail à l’usine et de sa vie dans de misérables banlieues (Les Bas-Fonds de Gorki), un grave problème social, d’autant que le système de représentation municipale l’exclut de la cité. (Ainsi à Ivanovo, qui compte, en 1906, 100 000 habitants, dont un tiers d’ouvriers, la municipalité est élue par 516 électeurs.) L’industrie ne pouvait d’autre part éponger les surplus de population paysanne, qui cherchaient vers le sud et l’est des terres nouvelles. Avant même la construction du Transsibérien entre 1880 et 1890, 50 000 colons se dirigeaient chaque année vers la Sibérie. En Russie européenne, la colonisation était plus dense, doublant entre 1860 et 1912 la surface des terres cultivées dans des gouvernements d’Ekaterinoslav, Kherson, Tauride, territoire du Don, la quintuplant dans les terres gouvernées par Samara, Orenbourg, Oufa, Astrakhan (bassin de la Volga et Pré-oural). Mais la conquête du sol n’empêchait pas la lente dégradation du sort des paysans de Russie centrale, où une commission d’enquête constatait en 1899 que l’étendue moyenne du lot du paysan était tombée depuis 1860 de 4,6 à 2,6 hectares. La différenciation sociale à la campagne, où se détachait une catégorie de riches paysans, et le sort meilleur des colons sibériens et des paysans cosaques des marchés frontières, depuis le Don jusqu’en Extrême-Orient, faisaient apparaître, par contraste, plus pénible la situation paysanne dans les régions anciennement peuplées, qui étaient aussi les plus industrialisées et les plus urbanisées.

VII.2.2. Le populisme

Tandis que le mécontentement entretient à la campagne et dans les usines des troubles passagers et sans gravité pour le gouvernement, un fort courant d’opposition se développe au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, dans une intelligentsia nouvelle, recrutée parmi les éléments des classes moyennes, popes, fils de popes, cadets d’écoles militaires, nobles ruinés, médecins, instituteurs, gens instruits et véritables « émigrés de l’intérieur » qui refusent l’absolutisme et, déçus par les réformes d’Alexandre II, prennent une attitude nettement révolutionnaire. Ainsi naît le populisme, doctrine socialisante qui, nourrie des réalités russes, place dans le peuple paysan l’espoir d’une révolution.
Dans ses deux formes d’action, pacifique et violente (le terrorisme), le populisme a duré une vingtaine d’années ; il n’a trouvé sa forme doctrinale qu’au moment où il s’était assagi et tendait à n’être plus qu’un simple mouvement libéral. Les idées populistes sont exprimées par Bakounine (1814-1876), réfugié en Angleterre depuis 1861, Lavrov (1823-1900), hostile à la violence, qui inspira la « Croisade vers le peuple » de ces étudiants pleins de foi et d’illusions qui en 1874 s’efforcent de politiser une masse paysanne indifférente et hostile et sont durement châtiés (procès des 193 en 1877-1878), Tkatchev (1844-1885) chez qui l’on trouve l’idée de la prise du pouvoir par conspiration d’une minorité, en même temps que l’idéalisation de la commune rurale et de l’artel (forme coopérative de production très répandue dans les campagnes). L’échec de la propagande pacifique entraîne la scission de 1879 de la société secrète Zemlja i volja (Terre et liberté), créée en 1876 : le Tchorni perediel (Partage noir) poursuit une politique d’agitation ; la Narodnaia volia (Volonté du peuple) prépare l’assassinat du tsar Alexandre II (1er mars 1881). Dans l’atmosphère de répression des premières années du règne d’Alexandre III (1881-1894), le populisme se détache de l’action révolutionnaire et, avec Vorontsov (Les Destinées du capitalisme en Russie (Sudby kapitalisma v Rossii), 1882) et Danielson (Essai sur notre économie nationale avant les réformes (Ocerki nasego poreformennogo obscestvennogo khozjajstva), 1893), acceptant dorénavant l’autocratie considérée comme gardienne des traditions collectives (mir), il propose un programme modeste et illusoire d’éducation du peuple paysan et le développement industriel progressif dans le cadre de la communauté agraire, afin d’échapper aux misères entraînées, par l’industrialisation accélérée et considérée comme « artificielle » de la fin du siècle. Au début du XXe siècle, les socialistes révolutionnaires fonderont eux aussi leur espoir en la paysannerie, mais en l’intégrant dans un programme de lutte violente contre le régime.