LA RUSSIE DU XVIIe AU XVIIIe SIECLE
IV. La vieille Russie du XVIIe siècle
IV.1. Le servage et l’évolution de la société
Après le temps des Troubles, les assemblées représentatives (Zemski Sobor, Douma des boyards) ont pu quelques temps jouer un rôle modérateur auprès du tsar. Mais les progrès de l’autorité centrale, facilités par l’action d’administrateurs fidèles et bien armés, recrutés parmi la nouvelle noblesse et bénéficiant de l’appui de l’Église, ont détourné la Russie du système de la « monarchie tempérée ». En 1649, un nouveau code (Ulozenie) précise les pouvoirs du souverain, les devoirs des « hommes de service » envers l’État, les rapports entre elles des catégories sociales, soumises étroitement à la bureaucratie des prikazes. Aux liens féodaux entre princes et boyards s’est substituée l’obligation de servir au nom de l’intérêt d’État. Parallèlement, s’efface la distinction entre vocina et pomestje : la servitude paysanne est pour les propriétaires la contrepartie avantageuse de l’obéissance au tsar. Le délai de recherche des paysans fugitifs a été porté peu à peu à quinze ans. Le code de 1649 fixe définitivement le paysan à la terre, faisant du servage une institution : l’état servile était déclaré héréditaire, les biens des serfs devenaient propriétés des nobles, qui recevaient un droit de recherche illimité sur les fugitifs.
La pression démographique et le poids du servage accentuent alors cette lente migration de la paysannerie russe colonisant les terres de l’est, sur la Volga moyenne, dans l’Oural, en Sibérie occidentale. Malgré la sévérité de la réglementation qui permet la recherche du fugitif, celui-ci est en général perdu pour son propriétaire. S’installant dans des régions désertes où le fisc finit par les dénicher, ou dans les zones plus accessibles, en contact avec l’administration qui ferme les yeux sur leur origine, les colons grossissent la catégorie des paysans libres qui cultivent une partie de leurs terres au profit de l’État. L’aristocratie foncière s’est peu intéressée à ces pays de l’Est, à une exception près : la famille Stroganov, qui exploite des salines dans la région de la Kama, qui a financé le premier raid du Cosaque Ermak contre les Tatars d’outre-Oural au début de la conquête de la Sibérie (1581) , et qui possède de vastes domaines le long du fleuve ouralien de la Tchoussovaïa, où se développa au XVIIIe siècle une puissante industrie métallurgique.
La conquête sibérienne a renforcé le caractère continental de l’État russe presque privé d’accès à une mer libre. Cependant les échanges avec les pays de l’Ouest se développent rapidement, par le port d’Arkhangelsk et les villes frontières de Pskov et Novgorod. La division du travail, l’accroissement de la production marchande entraînent un essor de l’artisanat, qui dépasse le cadre familial, le développement des quartiers urbains (posad), l’apparition de nombreux rjady (« rangées » de boutiques et d’ateliers) en pleine campagne, embryons de futures villes, et une certaine spécialisation régionale de l’économie. Le tsar engage des techniciens à l’étranger : le Hollandais Vilnius installe à Toula vers 1640 les premières forges à hauts fourneaux. C’est sous le règne d’Alexis Mikhaïlovitch (1645-1676) que la Russie devient un État mercantile, fort en retard sur l’Occident, mais où toutefois se forme une bourgeoisie commerçante, dont la catégorie supérieure, les gosti (hôtes), contrôle le commerce de gros et les échanges avec l’extérieur et fournissent même conseil au tsar. Les caravanes, rapportant de Sibérie les fourrures ou circulant en Russie d’Europe entre les marchés, animent ce commerce, sur lequel l’État exerce une étroite surveillance ; tirant de lui l’essentiel des revenus du Trésor, Alexis Mikhaïlovitch établit une réglementation défensive (1667) qui limite les entreprises des étrangers, nécessaires cependant au progrès économique. L’État lui-même se fait commerçant en exerçant un certain nombre de monopoles (zibeline, potasse, goudron, suif, chanvre). Mais la teneur du développement économique n’a pas permis la constitution d’une classe bourgeoise nombreuse et forte ; l’influence de celle-ci, importante sous le tsar Alexis, ne durera pas ; cette bourgeoisie deviendra sous Pierre le Grand une classe sujette. L’ État s’appuie déjà uniquement sur une aristocratie terrienne, à laquelle ses privilèges féodaux permettent de jouer un rôle industriel et commercial, car elle dispose de la terre, des matières premières (bois, lin, chanvre, produits du sous-sol) et d’une main-d’oeuvre servile. Boris Ivanovitch Morozov, principal conseiller du star Alexis, est le type même de ces aristocrates, à la fois grand propriétaire (il possédait 8 000 familles de serfs) et entrepreneur industriel.
L’évolution d’une société plus différenciée, où s’opposaient les intérêts de classe et les exigences accrues de la fiscalité étatique ont fait du XVIIe siècle une période particulièrement agitée. Des révoltes de gens des posad, auxquels s’est mêlée parfois une partie de la noblesse terrienne, ont eu lieu à Moscou en 1648 et 1662, à Novgorod et Pskov en 1650. Mais le plus important des soulèvements fut la deuxième guerre des paysans (1667-1671) sous la direction de Stépan Timofeevic Razine, qui, partie des communautés cosaques du Don, s’étendit rapidement à l’ensemble de la paysannerie serve des régions du Sud et de l’Est, et même aux populations allogènes, récemment soumises, de la moyenne Volga. Comme la précédente, elle fut écrasée.
IV.2. Le ” Raskol ” et l’Église officielle
Les résistances populaires prirent une autre forme, s’imbriquant dans un mouvement schismatique qui divisa l’orthodoxie et dressa contre l’Église officielle, soutien du pouvoir, une masse de fidèles, où se recrutèrent pendant deux siècles les opposants au régime. Une révision des Livres saints, une modifications des rites (le signe de croix à trois doigts au lieu de deux), introduites par le patriarche Nikon, partisan d’une Église officielle vivant davantage dans le siècle, adaptée à un certain modernisme, déclenchèrent la résistance d’une partie du clergé, avec à sa tête l’archiprêtre Avvakoum qui reçut l’appui des traditionalistes, attachés à une conception moins réaliste, mais plus chrétienne et austère d’idéal religieux. L’exil d’Avvakoum en Sibérie (1655), son martyre (1682), les supplices infligés aux schismatiques qui refusaient les nouveaux rites ne mirent pas fin à la lutte des « vieux-croyants » contre le pouvoir. Le gouvernement avait dû prendre d’assaut, après un siège de huit ans (1668-1676) , le monastère de Solovki. Le schisme (raskol) eut des défenseurs parmi les boyards dont certains (Miloslavski, Khovanski, Morozova) furent durement punis. Le raskol subsista cependant, et les vieux-croyants se comptèrent par centaines de milliers, plus tard par millions : on les trouvait nombreux aux marges de l’État, dans les régions isolées, lieux de refuge, mais aussi plus près de Moscou et le long de la Volga, où une solidarité qui s’étendait à leurs métiers leur permit de vivre, dans une semi-clandestinité, pratiquant secrètement leur culte sous les apparences de l’orthodoxie officielle. Ces « calvinistes de l’orthodoxie » jouèrent plus tard un grand rôle dans le développement industriel de la Russie.
L’existence du schisme n’a guère diminué la puissance de l’Église officielle, qui atteint son apogée à la veille du règne de Pierre le Grand. La lutte victorieuse contre le paganisme, la multiplication des églises (400 au début du siècle dans la ville de Moscou ; 20 000 dans l’ensemble du pays à la fin du siècle) et des monastères (au nombre de 2 000), la possession, par les deux clergés (noir et blanc, c’est-à-dire régulier et séculier), des deux tiers du territoire, le profit des activités commerciales (vente de blé, de sel) témoignent de son influence et de sa richesse. La religion rythme l’activité des hommes, elle est présente, en particulier dans les villages, dans toutes les manifestations, cortèges, défilés militaires et civils. Le clergé est le dépositaire de la culture, mais il est aussi un frein aux nouveautés. L’Académie gréco-slavo-latine, créée à Moscou en 1687 et qui devait concurrencer l’Académie ecclésiastique de Kiev, fut surtout un instrument de censure rigoureuse des ouvrages étrangers. Avec les réticences de l’Église, le petit nombre de gens instruits, le retard économique, l’usage d’une langue savante officielle expliquent les faibles progrès de la culture. Dans la seconde moitié du siècle cependant, l’adoption des chiffres arabes rend possible le système décimal, la langue des bureaucrates des prikazes, des prêtres proches du peuple comme Avvakoum, d’autodidactes cultivés comme Ivan Posochkov, se répand et donne une nouvelle dignité au parler populaire, qui remplacera le slavon. Le XVIIe siècle voit aussi, avec les premières traces écrites d’une poésie populaire, les débuts du théâtre : sous forme de drames scolaires sur des sujets religieux coupés d’intermèdes comiques, venus de Kiev, mais aussi, à la cour d’Alexis Mikhaïlovitch, sous forme d’oeuvres profanes originaires d’Allemagne.
V. La Russie des despotes éclairés, grand État européen
Au XVIIe siècle, une guerre presque ininterrompue opposa la Pologne à la Russie, qui avait pour enjeu les terres russes occidentales occupées par les Polonais (Smolensk rendue aux Russes par le traité d’Androusovo, 1667, confirmé par la « Paix perpétuelle » de 1686), mais qui eut pour conséquence le rattachement d’une partie de l’Ukraine, alors polono-lituanienne, à la Russie. L’ambitieux hetman des Cosaques Zaporogues, Bogdan Khmielnitski, qui s’appuie sur une opinion populaire hostile aux nobles propriétaires polonais et au catholicisme (encore qu’une partie de la population, depuis un accord de 1596, eût reconnu l’autorité pontificale : les « uniates »), mène contre les Polonais une lutte difficile et négocie avec Moscou ; il signe en 1654 le traité de Péreiaslav par lequel il mettait l’Ukraine de la rive gauche du Dniepr et la région de Kiev sous la protection du tsar. Ce qui pour l’hetman créait un simple rapport provisoire de subordination fut considéré par le gouvernement russe comme une intégration définitive. La Pologne reconnut le partage de l’Ukraine par le traité d’Androusovo.
Le traité de Nertchinsk (1689), négocié par les jésuites entre le gouvernement russe et le gouvernement chinois, fixa la frontière de la Sibérie méridionale, qui suivait d’abord la partie du cours du fleuve Amour orientée nord-sud, puis rejoignait directement d’ouest en est le golfe de la mer d’Okhotsk. Dès le début du XVIIIe siècle, s’institua un commerce de caravanes qui, à partir de la Sibérie et de Pékin, échangeaient leurs marchandises à la ville frontière de Kiakhta. Un commerce facilité par la profonde transformation que le pays allait connaître sous son souverain d’alors Pierre le grand.
V.1. Pierre le grand
V.1.1. Les premières années de règne
La vie de Pierre le Grand (Pierre Ier Alexeïvitch), comme celle d’Ivan le Terrible et plus que celles des autres tsars de la Russie moderne, se confond avec l’histoire du pays. Elle symbolise une ère nouvelle dans les structures politiques, sociales et culturelles, ainsi que leur occidentalisation.
Né en 1672 de l’union du tsar Alexis Mikhaïlovitch et de sa deuxième épouse, Natalia Kirillovna Narychkina, Pierre se trouve, à la mort de Fédor Alexeïevitch – héritier du trône de 1676 à 1682 -, devant une situation de luttes pour le pouvoir au Kremlin. Il est proclamé tsar, et sa mère régente, alors que la faction dirigée par sa demi-soeur Sophie Miloslavskaïa tente de le déposséder de toutes ses prérogatives. En mai 1682, en effet, une révolte des mousquetaires (streltsy) est organisée par le clan des Miloslavski, afin de massacrer sauvagement tous les membres du clan des Narychkine, et se solde par la fuite de Pierre et de sa mère à Preobrajenskoïe, village proche de Moscou. Là, éloigné de toute participation aux affaires politiques, le jeune tsar mène une vie où son éducation est plutôt négligée, centrée autour de la mise en scène de jeux guerriers avec des compagnons d’infortune, venus de toutes les couches sociales ou étrangers, comme l’Ecossais Patrick Gordon ou le Suisse François Lefort.
Remarquable par sa taille (plus de 2 m), Pierre, contrairement aux autres héritiers Romanov, n’est pas faible physiquement. Le jeune homme impressionne ses contemporains par son énergie physique, même si, depuis l’époque des massacres du Kremlin, il est atteint d’une maladie nerveuse qui le ronge de tics irrépressibles. Marqué par la violence de son enfance, c’est une personne très volontaire, irraisonnée, impulsive, toujours pressée et qui se sent mieux dans l’entourage hétéroclite de ses compagnons de Preobrajenskoïe que dans l’atmosphère traditionnelle du palais.
En 1689, après avoir eu connaissance du complot préparé par la régente Sophie, Pierre investit Moscou et oblige sa demi-soeur à quitter le pouvoir. La même année, sa mère prend les rênes du gouvernement; entourée de conseillers malhonnêtes et cupides, elle dirige les affaires dans le désordre, la corruption et les scandales. Pierre Ier le grand, bien que reconnu comme véritable souverain de la Russie, ne montre aucune velléité de chef d’Etat. A la mort de sa mère, en 1694, il prend sa succession: il est âgé alors de vingt-deux ans. Les premières années de règne sont immédiatement marquées du sceau de la guerre. Comme ses prédécesseurs, le tsar se trouve confronté à l’éternel ennemi turc, qui protège les Tatars de Crimée et contrôle le littoral de la mer Noire. En 1695 commence une guerre pour les forteresses de la côte méridionale, qui se prolonge jusqu’en 1700, date du traité de Constantinople, par lequel les Russes obtiennent Azov et Taganrog, et le droit d’avoir un ministre permanent en Turquie.
Pierre le grand – qui veut mettre sur pied une large coalition intégrant des pays occidentaux contre l’Empire ottoman et fuir la vie de cour moscovite, qu’il a en horreur – entreprend un grand voyage pour se former aux techniques occidentales, mais aussi pour découvrir d’autres moeurs politiques. En 1697, s’inscrivant anonymement sous le nom de Pierre Mikhaïlov dans une suite diplomatique appelée la «Grande Ambassade», il se rend d’abord en Prusse, où il étudie essentiellement l’artillerie, puis dans l’empire des Habsbourg, aux Pays-Bas, où il travaille comme simple ouvrier dans les chantiers maritimes de la Compagnie hollandaise des Indes orientales, et en Angleterre pour approfondir ses connaissances théoriques en matière de construction navale. Rappelé à Moscou en 1698 par un nouveau complot fomenté par sa demi-soeur, il est aussitôt confronté à un autre conflit international.
La Russie, alliée au Danemark et à la Pologne, entre en guerre contre la Suède de Charles XII en 1700, afin de s’imposer sur la Baltique. Les opérations militaires, incertaines pendant des années, tournent à l’avantage de la Russie à la bataille de Poltava, en 1709, où l’armée suédoise est anéantie. Mais il faut attendre 1721 pour que la paix de Nystadt soit signée: elle attribue à la Russie la Livonie, l’Estonie, ainsi qu’une partie de la Carélie, et lui restitue la Finlande. Cette guerre lui ouvre une fenêtre sur l’Occident en lui permettant de s’implanter durablement sur la Baltique et modifie l’équilibre des puissances dans le nord de l’Europe.
V.1.2. Les grandes réformes de Pierre le grand
Par ailleurs, les défaites des premières années montrent à Pierre le grand que des réformes s’imposent dans le domaine militaire. Ses efforts aboutissent à la création de la première armée permanente moderne en Russie, ce qu’aucun tsar n’avait réussi à faire jusque-là. Pierre, dès le début de la guerre, instaure une conscription universelle: en 1715, la norme instituée est de 1 conscrit pour 75 foyers serfs. Tous les groupes sociaux, dont la noblesse, à l’exception du clergé et des marchands (membres des guildes), sont soumis à un service armé presque permanent (d’une durée de 25 ans au minimum). Parallèlement, les armes et les techniques sont améliorées, des contingents d’élite organisés, une flotte est armée sur la Baltique, et une industrie navale créée de toutes pièces.
Les réformes en série, imposées par un règne essentiellement voué à la guerre, pourraient être considérées comme un programme établi de manière cohérente, afin de poursuivre le rêve du tsar: ouvrir la société sur l’Occident et la moderniser en adaptant les institutions occidentales aux réalités russes. Visionnaire plus que pragmatique, Pierre le grand veut créer un pays moderne, éclairé et riche, ce qu’il n’arrivera pas à traduire dans la réalité avec le même succès dans tous les domaines.
Pierre le grand, soucieux de rompre avec tous les symboles politiques de l’ancienne Moscovie, se fait attribuer le titre d’empereur, rompant avec la titulature traditionnelle de tsar. Par ce changement, il signifie sa volonté de marquer son égalité avec les autres familles régnantes européennes. La fondation de Saint-Pétersbourg, en 1703, marque une coupure sans précédent avec le passé russe. En décidant d’installer sa nouvelle capitale sur l’embouchure de la Neva, Pierre le grand détruit le symbole de la vieille Russie, qu’il hait, et confirme l’ouverture de son pays vers l’Occident. Le site, un marécage plat et vide, parsemé d’îles désertes, insalubre et sauvage, ne l’empêche pas d’organiser des travaux gigantesques, assurés par des ouvriers recrutés de force. On estime entre 25’000 et 30’000 le nombre de victimes de ce chantier confié à l’architecte italien Trezzini, très influencé par le baroque nordique.
Le nouvel empereur abroge les institutions qui, dans la Russie moscovite, peuvent limiter le pouvoir du souverain, pour en créer d’autres, qui lui sont subordonnées. Les régiments de streltsy, manipulés par ses ennemis au début de son règne, et la douma des boyards (ancien conseil de gouvernement composé des plus anciennes familles nobiliaires) sont supprimés. En 1711, il institue un Sénat dirigeant, instance suprême pour les affaires judiciaires, financières et administratives. A partir de 1717, Pierre le grand, influencé par l’organisation politique suédoise, remplace les anciens prikaz, trop nombreux et inefficaces, par des collèges, véritables ministères gérant les relations internationales et la vie économique du pays.
L’administration locale est aussi réformée: à partir de 1699 et surtout après 1720-1721, la gestion urbaine est confiée à des conseils de marchands élus, mais le résultat est très décevant. La réforme provinciale, elle aussi très novatrice, n’est pas un succès: dès 1708, le pays est divisé en larges circonscriptions, les « gouvernements »; en 1719, cinquante provinces sont définies, avec à leur tête un voïévode, lesquelles sont divisées en ouïezdi, elles-mêmes dirigées par un commissaire. Voïévodes et commissaires, élus au sein de la noblesse locale et rémunérés par le pouvoir, ne sont ni zélés ni compétents.
Dans le domaine financier, Pierre le grand, en proie à de constants besoins d’argent, doit mettre sur pied de nouvelles taxes: la capitation, ou impôt par tête, est instaurée, en 1718, et finit par représenter 53 % des recettes annuelles. Pour la mettre en place, on effectue un recensement non seulement des serfs et des esclaves qui cultivent la terre, mais aussi des esclaves domestiques et des dépendants ne travaillant pas la terre. Les propriétaires sont tenus responsables du bon fonctionnement du système et vont jusqu’à interdire aux serfs de quitter leur domaine sans autorisation écrite. D’autres impôts sont prélevés sur les moulins, les bains, les ruches d’abeilles, les fours, les barbes – dont le port est interdit par Pierre le grand; le monopole d’Etat est élargi à de nouveaux articles, comme le papier timbré, nécessaire à différentes transactions légales.
Adepte du mercantilisme, Pierre le grand stimule le rôle du gouvernement dans le développement industriel et s’attache à rendre la balance commerciale excédentaire grâce à une politique protectionniste. L’Etat implante de nouvelles manufactures, essentiellement dans trois secteurs: les industries militaire, métallurgique et textile. Sous le règne de Pierre le grand, l’Oural devient le grand centre minier et métallurgique, et les premières usines de drap sont installées à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Par ailleurs, l’empereur favorise les investissements privés et la création de nouvelles usines par des commerçants ou des familles nobles. Au total, environ 200 manufactures et usines (métallurgie, textile, porcelaine, verre…), qui constitueront la base d’une économie plus diversifiée, sont fondées.
Dans le domaine social, les transformations modifient durablement les structures anciennes. La noblesse, astreinte au service perpétuel, est répartie dans des carrières militaires ou civiles après un examen passé à Moscou. En 1722, la Table des rangs est promulguée: celle-ci définit les quatorze rangs que l’on peut parallèlement occuper dans l’armée, dans l’administration et à la cour. Cette institution revient à valoriser le mérite personnel et non plus, comme auparavant, la seule naissance. En entrant de cette manière au service de l’Etat, on devient noble à titre personnel, on peut recevoir un titre octroyé par l’empereur pour service exceptionnel; l’avancement est ainsi ouvert aux roturiers et aux étrangers.
Dans la sphère religieuse, Pierre le grand impose des innovations; celles-ci, mal acceptées par les élites ou la population, lui valent d’être traité d’antéchrist ou de diable. En 1721, il instaure une nouvelle organisation de l’Eglise, le Saint-Synode, pour remplacer le patriarcat. A sa tête, un fonctionnaire laïc, le haut procureur du Saint-Synode, nommé par l’empereur, est chargé d’organiser la vie spirituelle et de gérer le bien de l’Eglise. Le pouvoir temporel a désormais le contrôle sur toutes les affaires religieuses.
L’occidentalisation forcée de la société passe par des mesures souvent violentes contre les traditions les plus enracinées: le rasage obligatoire de la barbe choque profondément les traditionalistes, qui pensent que l’on détruit ainsi l’image de Dieu en l’homme et que les Russes ressembleront aux « méprisables catholiques » ou encore à des animaux. Le calendrier aussi est occidentalisé: les années ne se comptent plus à partir de la création du monde, mais à partir de la naissance du Christ; l’année débute non plus le 1er septembre, mais le 1er janvier. Toutes les fêtes organisées par Pierre le grand pour tourner en dérision les institutions les plus respectées, par exemple le collège de l’ivrognerie, organisé comme l’Eglise avec son supérieur et ses diacres, sont également très mal supportées par l’ensemble de la population. Cependant, malgré de fortes résistances, le tsar réussit à imposer ces innovations – en recourant, sans hésiter, à la violence -, si bien que, à la fin de son règne, les fonctionnaires du service civil, le personnel de l’armée et de la marine, les membres des classes supérieures sont rasés et habillés à l’occidentale.
Une langue russe revalorisée
Dans le domaine de l’éducation, Pierre Ier adopte des mesures dans plusieurs directions : impression de livres en russe, publication, en 1702, du premier quotidien (les Nouvelles), simplification de l’alphabet, envoi de centaines de jeunes nobles à l’étranger, création de nouvelles académies – mathématiques, techniques navales et sciences – et de quelques écoles secondaires, ouverture d’une bibliothèque publique dans la capitale, Saint-Pétersbourg.
A la mort de Pierre Ier, en 1725, son épouse Catherine Ier, couronnée impératrice en 1724, hérite d’un pays modifié en profondeur. Le choc fantastique que la Russie a subi fait du tsar un personnage de légende, adulé ou honni par ses contemporains. Sa volonté de rupture absolue avec l’ancienne Moscovie et d’occidentalisation rapide du pays est applaudie ou violemment critiquée. Héros surhumain pour les uns, il est un destructeur et un imposteur pour les autres, qui voient dans les malheurs de la Russie le résultat de la disparition des principes organisant la Moscovie. La mise au pas de la noblesse, l’entrée du pays dans l’ère du pré-capitalisme, la création d’une armée forte et moderne, la domination de l’Eglise par l’Etat, l’effort permanent d’occidentalisation de la société sont autant d’acquis jamais remis en cause par ses successeurs et qui marquent la Russie jusqu’à la chute de l’autocratie en 1917.
V.2. L’expansion territoriale
Le règne de Pierre le grand (1689-1725) marque un tournant et inaugure un siècle de nouvelle expansion territoriale, de développement économique rapide, de participation directe de la Russie (proclamée Empire en 1721) à la politique européenne. Les réformes de Pierre le grand ont fait subitement avancer, dans la voie du modernisme occidental, la Russie, qui prend place parmi les monarchies éclairées du XVIIIe siècle, tout en gardant ses structures traditionnelles. Le siècle des Lumières a été, pour la Russie, un grand siècle.
a guerre, favorisée par les progrès de l’industrie métallurgique et de l’organisation militaire dont Pierre le grand a posé ses premières bases, a permis à la Russie d’accéder à la Baltique et à la mer Noire, et de devenir une puissance maritime. Les succès de la guerre du nord contre la Suède (victoire de Poltava, 1709) incorporent, par la paix de Nystad (1721), une grande partie des pays baltes (Estonie, Lettonie) et de la Carélie à l’État russe. Si, au sud, Pierre le grand ne peut garder la ville d’Azov face au khanat de Crimée (guerre contre l’Empire ottoman, 1711-1713), il annexa le littoral occidental de la mer Caspienne (campagne contre la Perse, 1722-1723) et fit pénétrer l’influence russe parmi les peuples du Caucase. La ville d’Azov fut, elle, reconquise sous l’impératrice Anna à l’issue de la guerre contre la Turquie (1735-1739). La Russie, dont l’armée, au recrutement national, développe des qualités d’initiatives, et une tactique d’offensive et de poursuite tout à fait nouvelle, s’engage contre la Prusse en 1756 dans la guerre de Sept Ans. En 1760, les troupes russes entrent à Berlin ; la mort de la tsarine Élisabeth (en 1761) et l’accession au trône de Pierre III, admirateur de la Prusse, mettent fin à la guerre.
V.3. Le développement économique
La montée politique de cette époque n’a pas été sans rapport avec un élargissement des bases économiques, et surtout avec le développement d’une industrie métallurgique qui a été, au cours du XVIIIe siècle, la première du monde. L’Oural central, où des usines avaient déjà été implantées sous Pierre le grand, devient après 1725 une véritable région industrielle, semée de hauts fourneaux et de forges, les unes appartenant à l’État, les autres à une bourgeoisie industrielle bientôt anoblie (les Demidov) et à une aristocratie plus ancienne (les Stroganov). L’Oural comptait en 1745 une cinquantaine d’usines (dont trente-cinq travaillaient le fer et dix-neuf le cuivre) ; sous Catherine II, elles étaient une centaine et fournissaient en lingots de fer les pays occidentaux (notamment l’Angleterre, où manquait le bois, et qui commençait seulement à utiliser son charbon pour ses hauts fourneaux). Sur 54 000 tonnes de fer produites en 1767, la Russie en exportait les deux tiers. La Volga était parcourue par des caravanes annuelles de barges, qui, par le canal de Vychni-Volotchek, construit sous Pierre le grand, atteignaient Saint-Pétersbourg et la Baltique. Le procédé de la fonte au coke en Angleterre mettra bientôt fin à cette exportation. Mais la métallurgie ouralienne a continué à sous-tendre l’effort de guerre, fabriquant cette artillerie puissante qui est restée dans la tradition militaire de la Russie.
L’augmentation de la population, dont, à partir de 1721, les recensements, bien qu’incomplets, donnent quelque idée (Russie européenne : 20 millions d’habitants ? en 1725, 36 millions en 1800), l’animation des échanges intérieurs, facilités par une amélioration des voies de transport fluviaux, et des échanges extérieurs, multipliés par les accords commerciaux avec les pays de l’Ouest, créent un marché de consommation étendu, favorisé par la suppression, entre 1750 et1770, des douanes régionales et alimenté, dans la seconde moitié du siècle, entre autres productions, par des centaines de manufactures textiles (laine, lin, soie et déjà coton imprimé), particulièrement nombreuses dans la région de Moscou, sous la forme d’artisanat campagnard. À la fin du siècle, la Russie comptait environ 2 000 entreprises industrielles, occupant quelque 200 000 ouvriers, chiffre encore faible pour un État aussi vaste.
V.4. Troubles sociaux
Ce développement commercial a modifié les structures sociales en écartant du travail agricole les paysans qui, serfs ou dépendants de l’État, s’engageaient dans les manufactures et les usines métallurgiques. D’une part, apparut une nouvelle catégorie de serfs attachés à l’usine ; d’autre part, en plus grand nombre, ceux des ouvriers serfs qui, travaillant sous contrat, échappaient en grande partie à la servitude et constituèrent, avec les paysans d’État en usine, une première ébauche du prolétariat. À la fin du XVIIIe siècle, le problème se posa de la rentabilité du servage dans une économie moderne. L’exploitation des paysans, des travailleurs industriels, des allogènes, à la fois par l’aristocratie terrienne et la fiscalité tsariste, avait provoqué tout au cours du siècle des mouvements sociaux plus graves et plus nombreux que dans les périodes précédentes. Le règne de Pierre le grand connut, après la révolte d’Astrakhan (1705-1706), le troisième soulèvement agraire, celui de Boulavine (1707-1708). Mais les troubles paysans entre 1730 et 1750 se multiplièrent ; les ouvriers s’agitaient : ainsi, en 1752, à la manufacture de toile à voile de la région de Kalouga ; les Bachkirs se soulevèrent en 1747 et 1755.
Le pouvoir n’a d’ailleurs jamais été sérieusement menacé, malgré la médiocrité des successeurs de Pierre le grand : sa femme Catherine Ire (1725-1727), son petit-filsPierre II (1727-1730), sa nièce Anna (1730-1740), sa fille Élisabeth (1741-1761). Ni les rivalités des grands, qui provoquèrent une crise politique en 1730, ni la révolution de palais de 1761, qui déposa Pierre III, successeur d’Élisabeth, et donna le pouvoir à Catherine II (1762-1796), n’affaiblirent la puissance de l’autocratie. Cette dernière, sous Catherine II, dont toute l’oeuvre se rattache à la tradition pétrovienne, se renforce par les succès extérieurs et l’appui d’une aristocratie dont les privilèges sur le sous-sol de ses domaines et les droits sur les serfs sont encore étendus.
V.5. Le règne de Catherine II la Grande (1762-1796)
Princesse allemande, Née à Stettin le 2 mai 1729, elle était la fille de Christian Auguste d’Anhalt-Zerbst et reçut à sa naissance les prénoms de Sophie Augusta. La tsarine Elisabeth la choisit comme épouse de son neveu et héritier, le grand-duc Pierre, et elle fut emmenée en Russie en 1744. Elle entra aussitôt dans l’Eglise orthodoxe, reçut ses nouveaux prénoms de Iekaterina (Catherine) Alexeïevna et épousa Pierre à Saint-Pétersbourg le 21 août 1745. Alors que son grand mari, petit-fils de Pierre le grand, mais prince de Holstein-Gottorp et grand admirateur de Frédéric II, restait tout allemand de coeur, Catherine s’appliqua à se montrer vraiment russe, apprit la langue, l’histoire, et adopta les moeurs de ses futurs sujets. Son mariage fut un échec complet, mais la “tsesarevna” ne tarda pas à prendre des amants et sa conduite scandaleuse fit bientôt jaser toutes les cours européennes. Catherine poursuivait cependant de sérieuses ambitions politiques : son mari monté en 1762 sur le trône sous le nom de Pierre III, exaspérait la noblesse par sa passion germanophile, et c’est autour de Catherine que se groupèrent les mécontents du parti russe. Pierre III songeait à la répudier en raison de ses intrigues et des désordres de sa vie privée, lorsque les frères Orlov, qui se partageaient les faveurs de l’impératrice, soulevèrent la garde le 9 juillet 1762, Catherine se fit prêter serment par les troupes et annonça qu’elle prenait le pouvoir “pour la défense de la foi orthodoxe et pour la gloire de la Russie”. Pierre III se sentant détesté dans ce pays qu’il n’aimait guère, ne fit aucune résistance et abdiqua le lendemain. Il partit dans une maison de campagne, où il mourut une semaine plus tard, sans doute assassiné par Alexeï Grigorievitch Orlov.
V.5.1. La politique intérieure de Catherine II
Le règne qui dura 34 ans, devait être une des plus grandes périodes de l’histoire russe. Catherine se posait volontiers en libérale, elle était en relation avec les philosophes français Voltaire, d’Alembert, Grimm (avec lequel elle entretint une correspondance) et surtout Diderot (qu’elle aida en lui achetant sa bibliothèque) ; à l’instar de Frédéric le grand et de Joseph II, elle voulut régner en “despote éclairé”. Elle ouvrit des écoles, créa, en 1764, la première institution de jeunes filles de la Russie, protégea les sciences, encouragea les fondations d’imprimeries, appela dans son empire des artistes étrangers. Elle-même fut une femme de lettres, écrivit des comédies, un drame inspiré par le légendaire Oleg, entreprit une histoire de la Russie et laissa des Mémoires. Catherine II partageait la confiance des Encyclopédistes dans les vertus de la loi écrite. A la fin de 1766, elle convoqua une grande commission de codification qui devait être composée de représentants des diverses couches de la population libre (les serfs étant naturellement exclus). Cette commission se réunit le 10 août 1767 et siégea pendant 18 mois ; son seul résultat fut de mettre en évidence les graves rivalités qui opposaient la noblesse aux marchands, les marchands à la paysannerie. Elle fut dissoute en décembre 1768, sans avoir élaboré de nouveau code.
Il s’en fallait de beaucoup, en effet, que le gouvernement réel de Catherine II correspondît aux instructions humanitaires de la tsarine. Le règne de Catherine, qui vit le premier essor industriel de la Russie (plus de 2000 fabriques à la fin de XVIIIe siècle et environ 200000 ouvriers), s’accompagna d’une exploitation accrue de la population laborieuse. Plus de la moitié des Russes étaient des serfs et demeuraient sous une inflexible oppression féodale. La sécularisation des propriétés terriennes de l’Eglise (1764) fit simplement passer plus de 2 millions de paysans, qui appartenaient aux couvents, sous la coupe de l’Etat. La puissance des nobles ne cessait de s’accroître : dès 1765, un oukase les autorisait à déporter leurs paysans dans les bagnes sibériens. Mais, peu après, éclata la plus grande des guerres paysannes de l’histoire russe, la révolte de Pougatchev de 1773 à 1775, ce Cosaque du Don, se présentant comme Pierre III, embrasant un immense territoire, depuis la Sibérie occidentale jusqu’à la moyenne et basse Volga, faillit balayer le trône. Unissant pendant quelques mois Cosaques du Iaïk, ouvriers de l’Oural méridional, allogènes bachkirs, serfs des domaines de la Volga, dans un immense mouvement anti-féodal, les rebelles se donnèrent une sorte de gouvernement ; ils ne furent écrasés, en 1775, que par l’intervention de l’armée, libérée de la guerre russo-turque par le traité de Kutchuk-Kaïnardji.. Pougatchev fut finalement vaincu et décapité en janvier 1775, et Catherine II, sur les conseils de son nouveau favori, Potemkine, prit des mesures énergiques pour éviter le renouvellement d’une telle jacquerie. L’ordonnance administrative d’avril 1775 et la “Lettre de grâce à la noblesse” de 1785 renforcèrent les administrations locales : les nobles virent leur rôle politique s’accroître encore; ils constituèrent, dans chaque province, des assemblées de la noblesse présidées par un maréchal de la noblesse. La suppression de la “sitch” des Cosaques Zaporogues fit disparaître les dernières franchises cosaques en 1775 ; le servage institué en Ukraine en 1783, et, les jours de fêtes, l’impératrice donnait des milliers de serfs à ses favoris. Les velléités libérales de Catherine n’avaient pas longtemps résisté à l’épreuve du règne.
V.5.2. La politique étrangère de Catherine II
A l’extérieur, Catherine II adopta d’abord le “système du Nord”, défendu par son ministre Panine, qui rapprochait la Russie de la Prusse, intéressées toutes deux au maintien de l’anarchie polonaise, mais suscitait l’hostilité de la France. En 1764, Catherine avait placé un de ses anciens amants, Stanilas Poniatowski, sur le trône de Pologne, et, contre la majorité catholique polonaise, elle soutenait activement les droits des “dissidents orthodoxes et luthériens”. Lorsque les menées russes provoquèrent, en 1768, la fondation d’une ligue patriotique et catholique, la Confédération de Bar, l’armée russe entre en Pologne, et le premier partage de ce pays en 1772, donna à l’Empire russe la Russie blanche, avec Polotsk, Vitebsk et Mohilev.
Le problème de la mer Noire était, dans l’immédiat, plus important, car la France avait incité son alliée la Turquie à déclarer la guerre à la Russie en 1768. Catherine II prit l’offensive sur terre et sur mer, occupa les provinces roumaines en 1769, et l’escadre d’Orlov, après avoir contourné toute l’Europe, fit son apparition en mer Egée et détruisit la flotte turque à Tchesmé en 1770. Après le premier partage de la Pologne, Catherine II eut les mains libres contre la Turquie : au traité de Kütchük-Kaïnardji en 1774, le sultan dut céder les rives de la mer Noire, de la presqu’île de Kertch au Dniestr, ouvrir les Détroits aux navires marchands russes et reconnaître la Russie comme protectrice officielle des chrétiens de l’Empire ottoman. Catherine II commença à rêver de reconstituer l’empire d’Orient au profit de son petit-fils. Les terres du sud de la Russie, acquises en 1774, furent mises en valeur par les soins de Potemkine ; la création de la flotte de la mer Noire commença ; les ports de Kherson, Sébastopol, Nicolaïev furent aménagés; enfin, en 1783, la Crimée fut officiellement annexée. L’impérialisme russe dans cette région fut affirmé symboliquement par le grand voyage de Catherine II dans la “Nouvelle Russie” en 1787. La seconde guerre russo-turque de 1787 à 1791, s’acheva par le traité de Iassy le 9 janvier 1792, qui reconnut à la Russie la Crimée et la région entre le Boug et le Dniestr.
En Pologne, Stanilas Poniatowski, après avoir conclu avec la Prusse une alliance dirigée contre la Russie en 1790, avait obtenu le vote d’une nouvelle constitution qui diminuait les prérogatives de la noblesse et assurait l’hérédité de la couronne en 1791. Les nobles, mécontents, se groupèrent dans la Confédération de Targowica et firent appel à Catherine II : les troupes russes envahirent le pays, et la Prusse, abandonnant son alliée, préféra traiter avec la tsarine. Le second partage de la Pologne en 1793, attribua à la Russie la Podolie, la Volhynie, Vilna et Minsk. En 1794, Souvarov écrasa impitoyablement le soulèvement de Kosciuszko et s’empara de Varsovie en octobre 1794. L’année suivante, la Pologne cessa d’exister et la Russie s’adjugea la Courlande et le reste de la Lituanie pour porter sa frontière jusqu’au Boug. Catherine II, l’ancienne amie des Encyclopédistes, devait accueillir avec indignation la Révolution française et prit position contre la France : elle participa aux coalitions contre la Révolution française et le Premier Empire. Ses armées allèrent jusqu’en Suisse et en Italie (1799) ; une réconciliation apparente rapprocha un moment Napoléon Ier et Alexandre Ier (paix de Tilsit, 1807) et permit à celui-ci d’annexer, en 1809, la Finlande qui, dans le cadre de l’Empire russe, resta un grand-duché autonome.
C’est vers le sud que se porte l’effort de conquête : l’attrait des riches terres méridionales, la nécessité d’arrêter les razzias frontalières des Tatars de Crimée et de prendre position sur les rives de la mer Noire provoquent deux guerres russo-turques (1768-1774 et 1787-1791), où se distinguent les grands généraux Roumiantsev et Souvorov. En 1770, la flotte russe de la Baltique passe en Méditerranée et bat les Turcs à Tchesmé. Par le traité de Kutchuk-Kaïnardji (1774), la Russie s’installe sur la mer Noire et, en 1783, supprime le khanat de Crimée, incorporant toute cette côte septentrionale et devenant une puissance maritime méditerranéenne, contrainte désormais de poser en termes politiques le problème de passage par les Détroits (Bosphore et Dardanelles). La deuxième guerre turque permet l’annexion d’une partie de la Moldavie (paix de Iassy, 1792).
Dans les dernières années de son règne, sa politique se fit encore plus oppressive : l’écrivain Radichtchev, qui avait osé, dans son “Voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou” (1790), dénoncer la misère des paysans et réclamer quelques réformes, fut condamné à mort et dut à une mesure de grâce de n’être que déporté. En s’éteignant à Saint-Pétersbourg le 17 novembre 1796, la grande Catherine laissait une Russie certes plus grande et plus forte, mais aussi plus despotique que jamais.
V.6. L’influence européenne sur la vie culturelle
C’est au XVIIIe siècle que la Russie rejoint les États policés de l’Ouest. Une langue littéraire s’est formée, dont les bases grammaticales sont posées par Lomonosov, élève de génie des universités allemandes et type de ces Russes savants qui ont peu à peu refoulé les influences étrangères dans la vie nationale et russifié la culture. L’Académie des sciences, créée par Pierre le grand, n’est plus cinquante ans plus tard peuplée uniquement d’étrangers (Allemands en majorité). Il en est de même de la première université fondée à Moscou (1755) sur l’initiative de Lomonosov, de l’Académie des beaux-arts (1758). L’éducation fait des progrès ; les institutions de formation militaire et d’enseignement destinées aux nobles sont plus nombreuses et Catherine II a amorcé le développement d’un enseignement général, inspiré du système autrichien ; elle fonda à Saint-Pétersbourg en 1764 l’Institut Smolny pour jeunes filles nobles. Mais le peuple paysan n’est guère touché par ces progrès de l’instruction.
La noblesse est de plus en plus liée à l’aristocratie européenne, mais elle tempère son cosmopolitisme par une réaction de nationalisme russe.
Sous le règne de Catherine II, l’effort littéraire porte sur l’histoire de l’ancienne Russie, Catherine II elle-même, comme Pierre le grand, a collaboré à cette oeuvre, qui fait remonter dans le passé les débuts de la grandeur de l’État. En 1768 paraît, à titre posthume, la première Histoire de la Russie, oeuvre de l’un des disciples de Pierre le grand, l’administrateur Tatichtchev, mort en 1750. Les problèmes sociaux préoccupent déjà une partie de l’intelligentsia nobiliaire : le Voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou de Radichtchev (1749-1802), critique du servage vaut à son auteur persécution et exil. C’est parmi les membres les plus cultivés de la noblesse, imprégnés de l’influence des philosophes et des encyclopédistes, qu’apparaît une opposition enthousiasmée par la Révolution française, mais contrainte au silence dès avant la mort de Catherine II.
Le décor architectural du régime, comme les arts de la sculpture et de la peinture, dans leur brillant développement, s’inscrivent dans un cadre européen. Aux environs de la capitale, où voisinent bâtiments rococo (palais d’Hiver, couvent Smolny, hôtel Stroganov) et édifices classiques du temps de Catherine II (palais de Marbre, palais de Tauride), ont été élevés les palais de Tsarskoïe Selo (1749-1756), Peterhof (1747-1752) , Gatchina (1766-1781), Pavlovsk (1782-1786) qui témoignent du luxe de la vie de cour et de l’influence occidentale sur les modes et les comportements de la noblesse. L’immense peuple paysan, où une légère élévation du niveau de vie se manifeste par la décoration des isbas et la qualité des vêtements de fête, garde ses coutumes traditionnelles, comme du reste la bourgeoisie urbaine, encore peu tentée par l’imitation de la classe noble.
V.7. La campagne de Russie de Napoléon
La campagne de Russie, où sombra la fortune de Napoléon, eut pour cause des griefs réciproques et multiples. L’attitude de la Russie pendant la cinquième coalition irrita Napoléon ; l’affaire du mariage aigrit les rapports personnels des deux souverains ; la confiscation du grand-duché d’Oldenbourg sur le beau-frère d’Alexandre parut à celui-ci une provocation ; ce qui amena la rupture, ce furent les complications du blocus continental et de la question polonaise. Les préparatifs commencèrent en 1811 des deux parts. Pendant que Napoléon entraînait tous les princes vassaux où vaincus dans sa querelle, le Tsar terminait deux guerres pendantes avec la Suède et la Turquie (traité de Saint-Pétersbourg et de Bucarest, 1812) et rendait ainsi toutes ses forces disponibles. La campagne commence le 24 juin 1812. Napoléon a mis 640 000 hommes en mouvement pour cette lutte colossale. 200 000 hommes forment le centre et franchiront le Niémen à Kowno – la Garde, Murat, Davout, Oudinot, Ney – à gauche vers Tilsitt, Macdonald au corps duquel sont joints 20 000 Prussiens ; à droite, Eugène avec des Italiens et des Bavarois ; plus à droite, à Grodno, Jérôme, roi de Wesphalie, avec des Polonais, des Westphaliens, des Saxons ; à l’extrême droite, 30 000 Autrichiens partis de Gallicie, sous Schwartzenberg, vers Brezesc ; l’arrière garde sous Victor est entre l’Oder et la Vistule ; la réserve, sous Augereau, entre l’Elbe et l’Oder. Un des graves inconvénients de cette distribution, c’était la faiblesse des ailes, formées presque exclusivement d’étrangers. Les Russes n’ont guère alors plus de 220 000 hommes en ligne, formant deux armées qui gardent les deux voies par lesquelles on pénètre dans le coeur de la Russie. A Wilma se trouve Barclay de Tolly avec 160 000 hommes, couvrant la route de Witepsk et Moscou ; entre Minsk et Bobruisk, Bagration avec 60 000 hommes couvre la route de Mohilew, Smolensk et Moscou. Le 24 juin, la grande armée passe le Niémen, le 28 les troupes françaises occupent Wilna que l’ennemi nous abandonne. L’Empereur a coupé en deux tronçons l’armée russe. Son premier projet est de déborder et de couper de leurs lignes de retraite Barclay et Bagration. Il se charge du premier : Barclay s’était d’abord replié sur la Dwina, mais devinant le projet de l’ennemi, il remonte la Dwina ; à Ostrowno (26 juillet), Murat n’atteint que son arrière-garde. A Witepsk, il fait mine d’accepter la bataille ; mais se dérobe après une simple escarmouche (28), il court vert Smolensk, pour rejoindre Bagration. Bagration avait échappé de même à Davout et Jérôme chargés de l’envelopper – démêlés de Davout et de Jérôme : Celui-ci abandonne son commandement – Bagration franchit la Bérézina à Bobruisk ; arrêté par Davout à Mohilew (23 juillet), il va passer le fleuve plus bas à Starai-Bychow, et, de là, gagne Smolensk. Les deux armées russes sont réunies malgré nous. Napoléon veut alors tenter contre Bagration et Barclay ce qu’il n’a pu faire contre chacun d’eux, les déborder, les tourner, les arrêter sur la route de Moscou, dans l’espace compris entre la Dwina et le Dniepr, « les portes de la Russie ». Thiers – En conséquence, il atteint le Dniepr, le franchit à Orcha, rallie Davout vers Krasnoé et, le 16 août, arrive par la rive gauche devant Smolensk ; s’il s’empare de la ville, son plan réussit. Mais un corps russe la défend toute la journée du 17 et l’évacue la nuit après y avoir mis le feu. Quand les Français peuvent y entrer, l’armée russe a eu le temps d’assurer sa retraite. Il reste à l’Empereur un dernier espoir. Ney, lancé à la poursuite des Russes, les attaquera en queue ; Junot, les gagnants de vitesse par la rive gauche et franchissant le Dniepr en face de leur avant-garde, les arrêtera en tête. Mais Junot, indécis, malade, exécute mal l’opération ; et à Valoutina les furieuses attaques de Ney – mort de Gudin – et de Murat ne font que retarder d’un jour la retraite qu’on voulait rendre impossible (20 août). « Le sort en est jeté », Napoléon ira chercher la paix à Moscou. L’armée vaincue entraîne l’armée victorieuse en dévastant le pays. Cependant, elle tente un suprême effort pour sauver la ville sainte : c’est la bataille de la Moscova ou de Borodino (7 septembre). Napoléon quitte Moscou le 19 octobre. Il veut d’abord suivre une nouvelle route et gagner Smolensk par Kalouga. Mais Eugène est arrêté à Malo Jaroslawetz par toute l’armée de Kutusof le 25 octobre (l’opinion publique irritée de ces continuelles retraites, conseillées par Barclay de Tolly, un Allemand avait obligé le Tzar à donner le commandement en chef à Kutusof, un vrai Russe, disposé à la résistance). L’Empereur comprend que de ce côté il lui faudra disputer sa retraite par un combat de chaque jour. Il se détourne au nord et reprend la route déjà suivie et dévastée de Mojaïsk. Là, Kutusof n’est plus en tête, mais en queue, harcelant par ses cosaques (Platof) – les troupes sont épuisées ; de Wiasma à Smolensk, c’est un combat de chaque jour. Davout est à l’arrière-garde. Le 6 novembre la neige commence à tomber. A Smolensk (8 novembre), Ney prend le commandement de l’arrière-garde. Napoléon a divisé son armée en quatre corps qui se suivent à une journée de distance. Kutusof s’est de nouveau porté en avant. A Krasnoé, il essaye, en trois journées, d’arrêter successivement Eugène, Davout et Ney ; ce dernier ne parvient à rejoindre l’armée, avec les débris de son corps, qu’en passant la nuit le Dniepr et en faisant un immense détour sur l’autre rive en pays perdu (18-21 novembre). L’armée passe le Dniepr à Orcha. On connaît alors toute l’horreur de la situation. Serrées de près par Kutusof, les troupes françaises vont se heurter sur la Bérézina à deux autres armées russes. La campagne de Russie, qui a coûté à la France 300 000 hommes, s’achève par une immense déroute à travers la Lithanie, la Prusse, le Brandebourg et la Saxe. Le souvenir de 1812, test de puissance et de gloire, a renforcé le nationalisme russe et inspiré, jusqu’à la guerre de Crimée, tous les écrivains qui se sont penchés sur le destin et l’avenir de la Russie. La défaite napoléonienne amena les Russes à Paris (1815) et fit d’Alexandre Ier l’arbitre de l’Europe pour trente ans.