I. Les débuts d’un État
I.1. La Russie des origines
Au cours du IIe millénaire avant JC, des peuples indo-européens, ancêtres des Slaves, se sont fixés sur les bassins du Dniepr (région de l’actuelle Ukraine) et de la Vistule (partie de la Pologne actuelle).
A partir du milieu du Ier millénaire avant JC, ils vont subir les pressions alternées des populations venues des steppes de l’Asie centrale (Indo-Européens iraniens, tels les Scythes, les Sarmates ou les Alains, puis Huns, Avars et Mongols) et des populations indo-européennes de l’Europe occidentale (Celtes, puis Germains).
Etablis en Europe vers 800 avant JC, les Slaves sont repoussés au centre de la Russie actuelle par les Scythes installés au nord de la mer Noire. Tribu de cavaliers chassés à l’ouest par la Chine, les Scythes commerçaient avec les Grecs et, contrairement à eux, connaissaient l’usage de la selle. Un autre peuple asiatique nomade, les Sarmates, envahit la Russie méridionale vers 200 avant JC. Quatre siècles plus tard, la tribu germanique des Goths étend sa domination jusqu’en mer Noire. Convertis au christianisme vers 300, ils sont repoussés à l’ouest en 360 par les Huns et envahissent l’Europe occidentale. Alors que les Huns finissent par se replier dans le sud de la vallée du Don, les Slaves commencent leur expansion jusqu’aux rives de l’Elbe et du Danube. En 550, la tribu tatare des Avars atteint l’Europe et aide l’empereur byzantin Justinien dans sa lutte contre les Slaves. La tribu asiatique des Khazars envahit la région vers 650 et apporte une certaine stabilité en développant le commerce entre l’Orient et l’Occident ainsi qu’une législation. Empêchant la diffusion de l’islam et contrôlant les routes commerciales, ils font preuve d’une certaine tolérance religieuse et encouragent le développement des villes.
Durant ces périodes d’invasion, les Slaves se dispersent : les tribus occidentales deviendront les Moraves, les Polonais, les Tchèques et les Slovaques ; les tribus méridionales les Serbes, les Croates, les Slovènes et les Bulgares ; les tribus orientales, les Russes, les Ukrainiens et les Biélorusses.
Le monde russe médiéval est composé de groupes slaves épars qui ne s’organisent pas avant le IXe siècle, au contact des Scandinaves avec qui ils commercent depuis le siècle précédent. Avant cette époque, la structure politique et sociale des Slaves est basée sur le mir, c’est à dire la communauté de terres au sein de villages, communautés qui ne sont en rien fédérées. Le mir signifie la terre dans le sens d’univers, de cosmos, mais aussi de paix : il s’agit d’un monde clos, limité au cercle de famille élargi pour qui l’extérieur est synonyme de périls. Alors que les Slaves du sud et de l’ouest se mêlent à d’autres populations et multiplient les contacts avec le monde méditerranéen, les Slaves de l’est restent relativement isolés, dans un espace s’apparentant à une immense frontière.
I.2. Les Varègues
Les Slaves orientaux, venus des Carpates, occupaient aux VIIIe et IXe siècles une large bande de territoire, entre le golfe Baltique et le lac Nevo (Ladoga) au nord, les rives nord-ouest de la mer Noire au sud. Divisés en tribus, ils avaient dépassé le stade de l’économie naturelle ; la cueillette et la chasse ne fournissaient plus qu’un appoint aux produits de l’agriculture et déjà se créaient de petits centres d’échanges, embryons de villes. Barbares voisins, au sud, de l’Empire byzantin, dont la riche capitale était une tentation, ils subirent au IXe siècle l’infiltration des Normands, ces hardis navigateurs scandinaves qui, au même moment, écumaient et conquéraient en partie les côtes de l’Europe occidentale et de la Méditerranée. Ces Normands, les Varègues, fournirent aux Slaves des mercenaires, mais aussi des chefs militaires, parlant bientôt en maîtres dans les principales villes (Novgorod, Kiev), et une dynastie de princes qui, établissant leur souveraineté sur l’ensemble du pays, fondèrent le premier État russe, capable d’entretenir avec Byzance, des échanges réguliers, de traiter avec lui d’égal à égal et de se défendre (jusqu’à son écroulement au XIIIe siècle) contre les attaques des nomades asiatiques venus de l’est (Petchenègues, Polovtses, et enfin Tatars Mongols).
Le rôle des Varègues, exagéré par l’historiographie allemande du XIXe siècle, est à la base de la théorie normaniste, qui fait du premier État russe une organisation d’origine scandinave, introduisant un ordre politique souhaité par les peuples slaves arriérés et anarchiques. La Chronique de Nestor, ou Chronique des temps passés, panégyrique de la dynastie, rédigée au XIVe siècle et racontant les débuts de l’État russe, imagine un « appel aux Varègues » (en 862 ?) qui fit du chef normand Rurik le maître de Novgorod, et de son successeur Oleg le prince de Kiev. Les historiens russes d’avant et d’après 1917 ont fortement réagi, par une explication anti-normaniste qui tenait compte du niveau de développement des Slaves de l’Est au IXe siècle, de l’existence de villes et des ébauches d’organisation étatique antérieures sous forme de confédérations de tribus. Un néo-normanisme raisonnable reprend actuellement ces arguments, mais reconnaît l’initiative et le dynamisme de la dynastie de Rurik, d’ailleurs rapidement slavisée et opérant dans un milieu économique et social où étaient déjà réunies toutes les conditions d’existence d’un État.
I.3. La Kiévie
Le nouvel État, dont le prince souverain a fait de Kiev sa capitale (d’où l’expression de Kiévie), est une sorte de domaine familial où tous les fils recevant une part de l’héritage royale, souvent ensanglanté par des luttes fratricides, affaibli par les attaques des Scandinaves, des Polonais, des nomades, et par ses conflits avec Byzance. Son unité n’a été réalisée que momentanément sous Vladimir (980-1015) et Jaroslav le Sage (1019-1054). Le pillage de Kiev (la « mère des villes russes ») par un prince de Souzdal en 1169 marque son déclin. Il disparaît définitivement lorsque les Tatars Mongols s’emparent de sa capitale en 1240.
I.4. La conversion au christianisme oriental
Le fait essentiel de cette histoire primitive est la conversion des Slaves orientaux au christianisme sous sa forme orientale par l’intermédiaire de Byzance (Tsargrad) et des pays bulgares qui dépendaient d’elle. Le baptême du grand-prince Vladimir en 988, imposant à tout son peuple une nouvelle foi, clôt une période de pénétration des influences chrétiennes où se sont affrontées, face au paganisme, Rome et Byzance. Mais la légende du choix religieux de Vladimir, racontée par la Chronique, masque une décision de caractère politique : le christianisme oriental, par son organisation hiérarchique, son autorité sur les fidèles et l’autonomie de son clergé, relié à Byzance par des liens très lâches, fournit à la Kiévie une religion nationale, facteur d’unité, de soumission au pouvoir, de civilisation. Il introduisit l’écriture et l’instruction religieuse par les Livres saints copiés en slavon grâce à l’alphabet cyrillique, oeuvre des évêques de Salonique, Cyrille et Méthode. Une hiérarchie ecclésiastique fut mise en place, encadrée par une quinzaine d’évêques et un métropolite à Kiev, dépendant du patriarche de Constantinople. Au-dessus de la grisaille des cités bâties en bois ou en torchis, s’élevèrent de blanches églises de pierre et des monastères dont le plus célèbre fut celui des Catacombes (Kievo-pecerskaja Lavra) près de Kiev, fondé dans la seconde moitié du XIe siècle. Cependant, comme le christianisme aidait le pouvoir à briser les libertés tribales, détruisant les idoles, il se heurta à une longue résistance dans les campagnes où les traditions païennes, plus ou moins intégrées à la nouvelle foi, subsistèrent longtemps.
Par la religion, la Kiévie est entrée dans le monde occidental ; si ses rapports commerciaux sont particulièrement actifs avec Byzance, toute proche, les liens diplomatiques s’étendent à toute l’Europe. Une fille de Jaroslav, Anne, a épousé le roi de France Henri Ier (vers 1040). En dépit des conflits qui ont séparé l’Église latine et l’Église grecque (Grand Schisme d’Occident à l’époque de Cérulaire : 1054), la Kiévie a entretenu les meilleures relations avec l’Occident. Mais à partir du XIIe siècle, les coups répétés des attaques nomades dans les steppes du Sud ont entraîné, avec le déclin puis la chute de Kiev, le replis des centres politiques sur la haute Volga et l’isolement des principautés russes. Au XIIIe siècle, tandis que les Mongols soumettent peu à peu à leur protectorat la presque totalité de l’ancienne Kiévie, les principautés russes doivent se défendre à l’ouest contre une véritable croisade menée par les États occidentaux contre les pays d’Orient. La conquête et le pillage de Constantinople en 1204, la création de l’Empire latin d’Orient, ont été le premier stade d’une offensive qui se prolonge au nord de l’Europe par les entreprises de l’ordre Teutonique, conquérant la Prusse orientale, amorçant la germanisation des pays baltes et poussant jusqu’aux villes russes de Iouriev (Dorpat, actuellement Tartu) et de Kolyvan (Reval, actuellement Tallin). À cette croisade a répondu une contre-croisade marquée par les victoires du prince Alexandre Nevski sur la Néva et sur les glaces du lac de Pskov (1240-1242). La « bataille des glaces » a arrêté la progression germanique, permis à Novgorod de conserver son indépendance au moment où les principautés du centre devaient payer tribut aux Mongols, et a fixé une limite aux aires d’extension des peuples qui ne variera guère plus : l’expansion russe s’est portée plus tard vers les régions orientales de moindre résistance. Mais les caractères du conflit, autant religieux que politique, expliquent à la fois le rôle national de la religion orthodoxe, la « vraie » religion, et son isolement face au monde catholique.
I.5. Économie et vie culturelle
Dans un climat de guerre se sont ébauchés dès cette époque les traits durables de la société russe. L’économie kiévienne est essentiellement agricole : le grand prince a la propriété éminente de la terre ; les princes qui se partagent celle-ci fondent leur puissance sur leur « truste » de boyards (druzina), armée mobile, d’abord non fixée au sol, puis formant peu à peu une caste de propriétaires, vivant des redevances et du travail des paysans et de l’exploitation de vastes domaines forestiers. Si la Kiévie connaît l’esclavage, la masse des paysans reste libre. Cependant, déjà, l’endettement limite pour beaucoup la liberté, et le simple arbitraire des boyards, qui ont la force militaire, amorce une évolution vers la servitude (qui ne fut légalisée qu’au XVIIe siècle) ; à cet égard, l’histoire de la paysannerie en Russie a suivi un chemin inverse de celle de la paysannerie d’Occident.
Les princes tirent revenu de la terre, mais aussi des « villes » ou plutôt des nombreux petits bourgs (peut-être 300 au moment de l’invasion mongole, fortifiés par un kreml de bois, et qui témoignent de l’activité des échanges ; les cités les plus importantes étaient Kiev, Tchernigov, Pskov et Novgorod. De Kiev partaient des caravanes de marchands protégés contre les attaques des Petchenègues, puis des Polovtses, apportant à Byzance des cargaisons d’esclaves, de fourrures et de cire. Les revenus des princes et de l’Église ont permis la construction de nombreux édifices religieux, de modèle byzantin, réalisés par des architectes grecs, qui utilisaient une main-d’oeuvre d’artisans russes ; la plupart datent du XIe siècle, « âge d’or » de la Kiévie : Sainte-Sophie de Kiev, Sainte-Sophie de Novgorod, Sainte-Sophie de Polotsk, Saint-Sauveur de Tchernigov, etc. Le XIe siècle marque aussi le début d’une littérature essentiellement religieuse, écrite en vieux slavon d’Église, car le clergé, et surtout le clergé monastique, est alors le dépositaire de la culture. Mais, déjà, des annales sont rédigées qui, rassemblées plus tard, furent les premiers monuments d’une culture nationale (tels la Chronique des temps passés et le Dit d’Igor qui raconte l’expédition d’un prince de Novgorod à la fin du XIIe siècle et a peut-être été écrit postérieurement). C’est au XIIe siècle que plusieurs cités de la Russie centrale connaissent à leur tour un brillant essor : à Vladimir s’élèvent l’église du Sauveur, la cathédrale Saint-Dimitri (1194-1197), un palais princier.
II. La Moscovie : du morcellement féodal à l’État centralisé
II.1. La domination mongole
En 1223, les tatars envahissent le pays, les princes russes subissent de lourdes pertes durant la bataille de Kalka les opposant à une première vague de cavaliers mongols. Cependant les ” vainqueurs ” se contentent d’une mission de reconnaissance et regagnent la steppe. La deuxième vague d’invasion est fulgurante : en 1237, les troupes mongoles dirigées par Batu, le petit-fils de Gengis Khan et neveu du successeur de ce dernier, Ogoday, déferlent sur la Russie kiévienne intégralement soumise en 1240, même si la principauté de Novgorod n’est pas envahie. Batu établit en 1242 sa capitale à Saraï, sur la basse Volga et fonde la Horde d’Or, relativement indépendante de l’empire mongol.
La domination tatare est d’ordre économique, les Russes doivent payer un tribut en fourrures et argent mais la Horde d’Or maintient au pouvoir la dynastie qui règne sur les différentes principautés. Les Tatars assurent leur pouvoir politique en jouant sur les rivalités familiales de la dynastie régnante et en attribuant le yarlik (privilège) au prince de leur choix. Ainsi Alexandre Nevski, grand-prince de Vladimir célèbre pour sa lutte contre les Suédois et les Chevaliers Teutoniques, est soutenu par les Tatars. La Horde d’Or ménage également la religion orthodoxe qui lui retourne sa bienveillance. Exempte de taxe, l’Eglise possède des terres bénéficiant d’une immunité qui fera du clergé russe un propriétaire foncier de première importance.
Les descendants d’Alexandre Nevski, princes de Moscou, prennent peu à peu l’ascendant sur les autres principautés russes en monopolisant la perception du tribut tatare et, en 1328, le siège de l’Eglise déménage de Vladimir à Moscou. Les possessions territoriales doublent sous le règne de Daniel (1276-1303) et poursuivent une progression fulgurante tout au long du XIVe siècle.
Les deux siècles de domination mongole ont eu des conséquences profondes sur le cours de l’histoire russe : la théorie « eurasienne » qui rattache partiellement la Russie à l’Asie et met l’accent sur les traits asiatique de la civilisation russe, apparus ou renforcés après la conquête, est rejetée ou mise en doute par la plupart des historiens. L’influence tatare sur le vocabulaire, les institutions, les coutumes a été réelle, bien qu’elle ne portât que sur des détails. Mais la conquête a arrêté net le développement de la Russie par la destruction des villes, la décimation de la population, le poids du tribut, la réquisition d’artisans, le recrutement de mercenaires au profit de vainqueurs pour qui les terres russes n’étaient que domaine d’exploitation marginal. Le relèvement a d’ailleurs été rendu possible par une activité commerciale que facilitait la remarquable organisation de l’Empire mongol. Dès le XIVe siècle, les Russes jouèrent, dans l’aire contrôlée par la Horde d’Or, un rôle économique important. La domination mongole n’en a pas moins imposé à la Russie un retard d’un ou deux siècles.
Les principautés russes deviennent au XIIIe siècle la marche frontière occidentale de l’immense Empire mongol. Les princes, devenus tributaires de la Horde d’Or, vont chercher à Saraï, sur la basse Volga, le jarlyk, charte qui leur garantit, contre tribut et cadeaux, leurs possessions héréditaires. Seule la région de Novgorod, qui avait échappé à la conquête, reste indépendante des Mongols. Mais les régions du Sud, plus dévastées par l’invasion, perdent leurs princes ; dès 1249, Kiev est sous l’autorité d’un gouverneur mongol. Le centre politique des Slaves orientaux se déplace vers le nord, en Souzdalie ; dans cette région de la haute Volga, qualifiée de Mésopotamie russe (triangle formé par la Volga, l’Oka et la Moskova), se forme un nouvel État dont le centre, après Souzdal et Vladimir, s’est fixé à Moscou (ville moins ancienne, que les textes mentionnent pour la première fois en 1147) au début du XIVe siècle. Le rassemblement des terres russes sous l’autorité du grand-prince de Moscou et la lutte contre les Tatars Mongols pour l’indépendance, à partir de la victoire sans lendemain de Dmitri Donskoï à Koulikovo (le Champ des bécasses, 1380), mettent fin au « morcellement féodal » et à la sombre période du joug étranger. Le grand-prince de Moscou, Ivan III (1462-1505), impose son autorité à la ville libre de Novgorod (1478), à la principauté de Tver (1485), de Viatka (1489), à la majeure partie de celle de Riazan (1503), s’intitulant « prince de toute la Russie » (le titre de tsar de Russie, en usage à l’étranger dès le XVe siècle, sera pris officiellement par Ivan IV en 1547). Cependant, dès 1389, le khan de la Horde d’Or reconnaît la suzeraineté du grand-prince de Moscou sur l’ensemble des principautés russes ; après un long conflit marqué par des raids dévastateurs des Tatars sur Moscou (1408 et 1439), Ivan III refuse le tribut en 1476. La défaite écrasante des Tatars en 1480 affirme l’indépendance du nouvel État moscovite où l’application du Code (Sudebnik) administratif et judiciaire de 1497 témoigne des progrès de la centralisation.
II.2. Renouveau démographique et économique
Aux temps même de la domination mongole, dès la fin du XIVe siècle, les terres russes connurent un renouveau démographique et économique, marqué par des migrations paysannes et des défrichements, par la multiplication des « villes » et l’animation du commerce. La technique agricole, en dépit de l’apparition du système d’assolement triennal (qui s’est développé surtout deux siècles plus tard) et de charrues plus efficace, reste élémentaire ; la fréquence des mauvaises récoltes, dues aux irrégularités du climat, entretient la misère paysanne. La grande propriété, aux mains des boyards et des établissements religieux, commence à se développer. À côté de la propriété pleine et entière (vocina), existe cependant la propriété conditionnelle, accordée contre service civil et militaire, aux serviteurs du prince (pomestje). Dans un type d’exploitation comme dans l’autre s’aggrave la condition du paysan soumis à la corvée (barscona) et à des redevances en nature. Y échappent les paysans « noirs » qui vivent sur les terres de l’État, dépendant directement du tsar, et qui sont nombreux sur les terres de colonisation du nord du pays, en direction de l’océan Glacial. La distinction s’affirme entre une paysannerie peu à peu asservie et une paysannerie restée libre. L’une et l’autre se sont organisées en communautés rurales (selskoe obscestvo), combinant l’appropriation collective des terres du village et l’exploitation individuelle ; l’expression juridique en est le mir.
Une liste des « villes » russes de la fin du XIVe siècle en énumère cent trente ; ce sont des bourgs fortifiés par un kreml de bois ou déjà souvent de pierre (Moscou dès 1370), avec des faubourgs d’artisans ; les plus importants sont des centres d’échange entre les principautés. Les marchands russes, au XVe siècle, apparaissent même sur les marchés étrangers (Crimée, Lituanie). Ce développement urbain, signe de civilisation, s’accélère sous le règne d’Ivan III, qui a fait de Moscou une capitale digne d’un souverain. Mais Moscou bénéficie des progrès antérieurs de Souzdal, de Vladimir, de Novgorod surtout, que le peintre d’icônes Théophane le Grec quitte en 1380 pour Moscou où il collabore avec le plus remarquable des peintres de l’ancienne Russie : Andrei Roublev (environ 1360-1430), inspiré par la foi, mais aussi par les malheurs des temps, auteur d’une quarantaine d’icônes (La Trinité). La lutte contre les Tatars suscite des récits patriotiques comme le Dit du massacre de Mamaï, la Zadonchtchina (fin XIVe-début XVe siècle) et l’activité commerciale renaissante est symbolisée par le récit de voyage du marchand de Tver, Nikitine, Par-delà les trois mers (1465), qui se rendit en Perse et en Inde. Le règne d’Ivan III, souverain d’un État unifié, autoritaire, qui affecte de se considérer comme le successeur de l’empereur byzantin et a adopté comme armoiries l’aigle bicéphale, est une dernière étape avant les changements décisifs qui au XVIe siècle caractérisent le règne d’Ivan IV (1533-1584).
III. Le siècle de l’expansion sibérienne
III.1. Le règne d’Ivan le Terrible
III.1.1. L’édification de l’empire
Tsar de Russie (1547-1584). L’image du « terrible tsar » a considérablement marqué la conscience de ses contemporains. Tyran sanguinaire pour les uns, il est considéré par d’autres comme l’un des hommes qui a le plus contribué à la grandeur de la Russie. Des textes de toute sorte : chansons, folklores, légendes, récits de voyage en portent témoignage. Avec le règne d’Ivan le Terrible, la Russie entre dans l’époque de l’absolutisme moscovite, orchestré par un monarque souverain, au pouvoir sans limites mais adoré de son peuple, et qui s’accompagne de la confirmation d’un processus de centralisation et d’unification du pays.
Ivan IV a trois ans lorsque son père, le grand-prince de Russie Vassili (Basile) III, meurt en 1533. La mère d’Ivan, Hélène Glinskaïa, assume la régence, mais elle entre en conflit avec la douma des boyards (conseil consultatif qui assure l’autorité suprême lorsque le souverain est absent de Moscou), c’est-à-dire des nobles de haut rang. Lorsqu’elle meurt en 1538, Ivan se retrouve seul au Kremlin, entouré par différents clans aristocratiques rivaux, principalement les Chouïski et les Belski. L’interrègne est finalement assuré par les Chouïski, au prix des pires violences. Le jeune prince, témoin de toutes ces atrocités, est aussi la première victime des intrigues de palais. En public, toutes les marques de respect lui sont présentées, mais en privé, il est insulté et outragé.
La haine qu’Ivan porte, au cours de son règne, aux boyards, ainsi que sa tendance à la cruauté (qui va en s’accentuant) a pris racine durant son enfance. Bien que son éducation soit négligée, il lit énormément, apprend l’histoire dans les chroniques byzantines et dévore celle des saints et de l’Eglise russe. C’est un jeune homme qui manifeste une méfiance maladive à l’égard de tous et qui semble avoir déjà perdu son équilibre moral. Mais, à la différence de ses prédécesseurs, il est aussi l’un des hommes les plus instruits et cultivés de son temps.
En 1547, Ivan décide de se faire couronner tsar et grand-prince de toute la Russie. Il revendique la fonction et les attributs de l’empereur (basileus) byzantin et légitime ainsi la Moscovie à la tête de la chrétienté orientale, succédant à Constantinople tombée en 1453 aux mains des Turcs. Durant la préparation de la cérémonie de couronnement, un riche corpus de chroniques et de légendes russes est utilisé par Ivan et son métropolite Macaire pour justifier ses prétentions au titre de tsar (réservé jusqu’à la fin du XVe siècle aux empereurs byzantins, aux souverains bulgares et serbes et aux khans tatars) en tant qu’héritier de l’empereur de Constantinople. Il n’est plus seulement un grand-prince, mais un monarque qui tient son pouvoir de Dieu, confirmé sur Terre par l’appui de l’Eglise. Cette décision consacre l’indépendance et l’hégémonie du nouvel Etat moscovite. Le 16 janvier 1547, Ivan est couronné dans la cathédrale de l’Assomption au Kremlin. Le 3 février, son mariage avec une princesse russe, Anastasia Romanova, approuvé par le métropolite et l’ensemble des boyards, y est célébré.
L’année 1547 est marquée par un terrible incendie à Moscou, qui s’étend jusqu’au palais du tsar au Kremlin. Ivan fait acte de contrition publique sur la place Rouge, interprétant ce malheur comme un châtiment pour ses péchés, et annonce son désir de gouverner le pays pour le bien de son peuple. C’est alors que commence la meilleure période de son règne. Entouré d’un Conseil choisi (l’Izbrannaïa Rada), composé du métropolite Macaire, du pope Sylvestre, d’Alexis Adachev (officier de la cour) et du prince Kourbski, Ivan IV entreprend une série de réformes.
Le tsar fait convoquer le premier concile du clergé (Zemski Sobor) de l’histoire russe, fait publier un code pénal (Soudebnik) en 1550, et introduit le principe électoral dans l’administration des communautés. Des offices centraux de gouvernement (prikazy) sont créés pour traiter des Finances, de la Guerre, des Affaires étrangères. Localement, surtout là où les populations s’engagent à verser une certaine somme au Trésor royal, des assemblées et des officiers élus sont chargés de contrôler l’action des gouverneurs (les voïévodes) pour empêcher la corruption et les exactions des représentants du pouvoir central. La fiscalité se met peu à peu en place grâce à un premier recensement des terres, permettant de définir avec plus de précision l’assiette de l’impôt.
La même année, le service armé du tsar est organisé : des domaines fonciers sont attribués, autour de Moscou, à des fils de boyards, qui représentent la noblesse de la capitale au service du souverain. L’armée est réorganisée, des régiments de mousquetaires font leur apparition. En 1551, le concile des Cent-Chapitres est convoqué pour préciser les statuts de l’Eglise dans ses rapports avec l’Etat et la société. Ivan IV continue d’embellir sa capitale et fait construire la cathédrale Saint-Basile pour commémorer sa victoire sur les Tatars de Kazan. Il incite les marchands de province à venir dans la capitale et installe la première imprimerie du pays à Moscou.
En 1553, le tsar tombe très gravement malade et, se sentant près de mourir, demande un serment d’allégeance des nobles à son fils Dimitri, ce que les boyards et ses proches refusent de faire, étant donné son très jeune âge. Son autorité s’étend sur tout le bassin de la Volga (avec l’annexion de Kazan en 1552, et celle d’Astrakhan en 1554), mais ne réussit pas à s’emparer durablement de la Livonie et de l’Estonie. Les conquêtes d’Ivan IV le Terrible, font disparaître l’obstacle à une progression rapide qui allait, en moins d’un siècle jusqu’à la fondation d’Okhotsk en 1649, à 6 000 km de Moscou, et porter les Cosaques et les marchands russes à travers des immensités à peine peuplées, facilement conquises, jusqu’aux rivages du Pacifique. Longtemps après la conquête, la Sibérie est restée vide d’hommes (quelques centaines de milliers d’allogènes, des groupes isolés de colons russes), simplement quadrillée de postes fortifiés qui assuraient l’obéissance des indigènes, soumis à un tribut en fourrures (jasak). Mais les régions de la Volga et de l’Oural ont vu bientôt affluer les paysans de l’État, trop nombreux sur les terres de la Russie centrale ou fuyant les exigences des propriétaires ; la colonisation ici a cerné les peuples allogènes, s’est imbriquée à eux, sans les intégrer, ni les supprimer. À partir du XVIe siècle, la Russie d’Europe devient une mosaïque de peuples à dominante slave.
L’expansion se fait dans deux directions : sur la route vers l’Orient et vers la Baltique pour y conquérir des débouchés maritimes. Vers 1550, les guerres les plus importantes sont dirigées contre les peuples tatars, qui lancent à partir des khanats de Kazan, d’Astrakhan et de Crimée des raids contre Moscou afin de s’emparer de butins et d’esclaves. En 1552, le tsar bat les musulmans et s’empare du khanat de Kazan. L’annexion du khanat d’Astrakhan en 1556 va favoriser l’expansion vers l’est; des cosaques dépassent l’Oural et annexent les terres sibériennes. Les Russes installent sur le trône d’Astrakhan un khan allié, qui fait allégeance à Ivan IV. Mais ce khan se ligue contre le tsar avec les Tatars de Crimée ; Ivan IV relance alors une offensive contre l’Astrakhan, qui est annexé au royaume moscovite. Mais il reste le khanat de Crimée, qui organise des raids en Russie jusqu’en 1558, année où il est vaincu à Azov. La menace des Tatars de Crimée se fait à nouveau sentir à partir de 1569, puisque les troupes du khan arrivent jusqu’à Moscou en 1571 et, ne parvenant pas à s’emparer de la ville, brûlent et ravagent une grande partie de la capitale et du pays. Cependant, en 1582, vaincues par les troupes du tsar, elles sont contraintes de se retirer.
Au XVIe siècle commence aussi l’ouverture vers l’ouest, l’envoi de missions diplomatiques en Europe occidentale (à la cour d’Espagne), les échanges commerciaux avec l’Angleterre, la France. La Russie tente les marchands anglais : le navigateur Chancellor, en 1533, aborde à l’embouchure de la Dvina du nord, où sera fondé le port de Novo-Kholmogory qui prendra en 1614 le nom d’Arkhangelsk et restera jusqu’à la fondation de Pétersbourg le seul port de la Russie, et il se rend à Moscou. Une « Compagnie moscovite » anglaise pourvue de grands privilèges commerce à travers la Russie, concurrencée par les Hollandais. Mais l’État russe est assez fort pour opposer entre eux les concurrents étrangers, limiter leurs droits, interdire en définitive le transit de leurs caravanes vers l’Orient, ainsi que la navigation le long des côtes sibériennes. Vulnérable en raison de son retard économique, l’État se défend par un contrôle rigoureux des activités étrangères qui sont indispensables à son développement. L’ouverture du pays est marquée par l’accès du peuple russe à la Volga. Ivan IV brise ainsi la barrière maintenue par la Pologne et la Hanse entre la Russie et l’Europe occidentale.
Pour tenter d’atteindre la mer Baltique, le tsar entre en guerre contre la Livonie, qui est soutenue par une puissante coalition formée de la Pologne, de la Lituanie et de la Suède. A l’ouest, la lutte contre l’ordre des Porte-Glaive de Livonie est d’abord marquée par des victoires russes, en particulier la prise de la forteresse de Dorpat (Tartou). En 1560, l’ordre de Livonie est dissous: son dernier grand maître, Kettler, devenu vassal du roi de Pologne, lance, en 1563, en alliance avec les Lituaniens, une offensive – qui échoue – contre les troupes du prince Kourbski.
III.1.2. Le temps des errements
A partir des années 1560, l’attitude d’Ivan à l’égard de ses proches conseillers change radicalement.
Les intrigues des boyards, mécontents de la défaite du tsar contre la Livonie, et la mort de son épouse en sont sans doute les causes. Le tsar, convaincu que ses conseillers Sylvestre et Adachev ont participé à l’empoisonnement d’Anastasia, les fait condamner. En 1560, Adachev est éloigné de la cour puis emprisonné, et Sylvestre est exilé dans un monastère. Les membres de leurs familles sont mis à mort, ainsi que leurs collaborateurs et amis. Dès lors, un grand nombre de boyards quittent la Russie pour la Lituanie. Le plus notable d’entre eux est le prince Kourbski, qui, ayant quitté la Russie en 1564, adresse au tsar, depuis son exil polonais, de très célèbres lettres où il critique son despotisme.
Après la mort de Macaire en 1563, le comportement d’Ivan IV donne des signes de déséquilibre mental. A l’automne 1564, il quitte Moscou en compagnie de sa seconde femme pour la petite ville d’Alexandrovsk, d’où il fait semblant d’abdiquer. Il envoie deux lettres publiques: l’une accusant les boyards et le clergé de trahison, l’autre réitérant sa confiance au peuple. La population est désorientée par la vacance du pouvoir.
Sous la pression du peuple, une délégation se forme pour supplier le tsar de revenir. Ivan impose un décret qui soumet une grande partie du pays et de la capitale à l’autorité d’un corps d’élite, les opritchniki, chargé de la sécurité intérieure. Très ébranlé psychologiquement par cet épisode, il bouleverse ses pratiques de gouvernement, et se livre alors à des actes de cruauté qui le rendront tristement célèbre.
Un territoire réservé est créé, l’opritchnina, où est établi un régime d’exception et où le tsar installe ses fidèles, qui constituent sa garde armée, les opritchniki.
Ce territoire est composé d’une vingtaine de villes, des terres proches du grand-duché de Lituanie et d’une partie de Moscou; puis il est élargi et finit par représenter environ un tiers du royaume. La mise en place de l’opritchnina divise le pays en deux : d’un côté ce territoire d’exception et de l’autre la zemtchnina, terres qui continuent d’être administrées par les gouverneurs et les autorités locales traditionnelles. Le tsar s’octroie également le droit de juger et de punir les criminels comme bon lui semble.
Une administration séparée est installée dans l’opritchnina, composée d’hommes à la solde du tsar, au nombre de 1000 à l’origine et de 6000 vers 1572. Ces hommes habillés de noir et montés sur des chevaux de même couleur font régner une terreur sans pareille: ils organisent sur les terres qu’ils dominent des vagues d’arrestations contre les ennemis supposés du tsar : les boyards, leurs familles et leurs proches. Ils détruisent plusieurs villes, notamment Novgorod, dont le tsar fait massacrer 25 % de la population en 1570. Le métropolite Philippe de Moscou, ancien confesseur du souverain, qui s’élève contre le régime de l’opritchnina, est jeté en prison et étranglé. En 1572, le tsar abolit ce système, mais le royaume reste divisé jusqu’en 1575.
Il semble que, depuis la mort de sa première femme et de son fils Dimitri, le souverain ait perdu l’esprit. Sa « démence » le conduit à des actes incompréhensibles ou monstrueux; ainsi, en 1575, il couronne tsar un Tatar, Siméon Bekboulatovitch, qu’il laisse gouverner à sa guise: renonçant à tous ses titres, se faisant appeler Ivan de Moscou, il participe comme simple membre à la cour de Siméon. Cette inversion du pouvoir et ce carnaval effrayant durent presque un an, avant que Siméon ne soit destitué. Enfin, en 1581, pris d’un accès de rage, il assomme son fils aîné, Ivan, et le blesse mortellement. Dès lors, le tsar passe par des phases d’exaltation ou de sauvagerie, qui alternent avec des moments de repentir, de prières et de flagellations.
A partir de 1578, la Pologne, la Lituanie et la Suède se retrouvent alliées pour lutter contre l’expansionnisme russe. La Pologne passe à l’attaque dans le sud de la Livonie, ses troupes s’avancent jusqu’à Pskov, qu’elle ne peut prendre.
Au nord, les Suédois écrasent les Russes. Le tsar est obligé de céder et, par les traités de 1582 et de 1583 avec la Pologne et la Suède, de renoncer à tous les gains territoriaux obtenus pendant cette guerre. Le grand dessein du tsar – s’ouvrir sur la Baltique -, qui a coûté vingt-cinq années de conflits, est un échec total : la Livonie devient polonaise, l’Estonie et le golfe de Finlande suédois. Cependant la conquête du khanat de Sibérie (1581-1584) ouvrit à la Russie de nouvelles perspectives à l’est.
La poussée colonisatrice des paysans russes se heurtait à l’est au khanat de Kazan, héritier de la Horde d’Or, qui rassemblait les populations turques et finnoises de la moyenne Volga et de la région pré-ouralienne (Mordves, Oudmourtes, Mariis, Tchouvaches, Tatars, Bachkirs).
Ivan IV meurt en 1584, laissant un pays ravagé par les guerres, ainsi que par l’opritchnina, dont il est difficile de mesurer le coût démographique (la population est d’environ 15 millions d’habitants en 1600). Malgré tout, il lègue un pays dont la superficie a quadruplé en s’agrandissant vers l’est: la Volga est ouverte au commerce, et le dépassement de l’Oural marque le début de la colonisation de la Sibérie occidentale.
Sous ce règne s’élabore un pouvoir autocratique nouveau, qui jette les bases politiques d’une Russie unifiée et centralisée. L’adjectif groznij (terrible) est polysémique : il contient certes une connotation de sauvagerie et de violence pathologique, mais surtout il signifie « celui qui inspire la terreur », qui incarne la justice souveraine. Il est donc synonyme de tyran ou de despote. Ivan le Terrible est l’incarnation d’un monarque théocratique et absolu.
Ivan IV avait été marié huit fois, mais il ne laissait que deux fils. C’est Fédor Ivanovitch qui lui succède (son autre fils, Dimitri, n’est âgé que de quatre ans). Mais Fédor est un simple d’esprit, préoccupé essentiellement de religion. L’assassinat de Dimitri et la mort du souverain en 1598 laissent le trône vacant. Le terrible épisode du Temps des Troubles commence alors, et dure jusqu’à l’avènement, au siècle suivant, des Romanov.
III.2. La vie culturelle, reflet de la centralisation étatique
La formation d’un État centralisé se reflète dans une littérature marquée par des tendances panrusses, donnant aux souverains une ascendance légendaire (Dit des princes de Vladimir), et par des préoccupations sociales et religieuses, qui traduisent les réactions instinctives du peuple et les oppositions de classes. La Russie n’a connu ni le mouvement de la Réforme, ni celui de la Renaissance ; mais l’orthodoxie a dû lutter contre des doctrines hérétiques, à Novgorod et à Moscou, et le pouvoir, dans la mesure où il s’appuie sur une nouvelle noblesse contre les boyards, trouve son théoricien dans Ivan Peresvetov (milieu du XVIe siècle). La littérature, essentiellement moscovite, comprend des récits historiques, suscités par le temps des Troubles et la lutte des Cosaques contre les Turcs, et surtout des oeuvres religieuses (le Calendrier des saints, complété par Macaire, sera le calendrier officiel de l’Église russe jusqu’à Pierre le Grand). Pour la première fois paraît un code du savoir-vivre destiné aux classes aisées, le Domostroj (Ménagier), qui rend compte avec quelque exagération de l’assujettissement de la femme et de la puissance du chef de famille. Mais la production littéraire reste peu abondante. Elle n’est pas encore facilitée par le progrès technique, bien que l’imprimerie soit introduite en Russie au milieu du siècle, le premier livre (Actes des Apôtres) paraissant en 1564. Les créations architecturales sont liées de plus en plus au développement du pouvoir souverain : en 1532, est bâtie sur le domaine du grand prince l’église de Kolomenskoe, et les victoires d’Ivan IV sont commémorées par l’édification, face au Kremlin, de l’extraordinaire église de Basile le Bienheureux (1555-1560).
III.3. Le temps des Troubles
L’État russe a failli sombrer pendant le temps des Troubles au début du XVIIe. Ruiné économiquement par la guerre livonienne (1558-1583), affaibli par la rivalité des grandes familles à la mort d’Ivan IV (1584) il est gouverné durement par Boris Godounov, tsar élu par le Zemski Sobor en 1598, mais tout-puissant dès 1588. Sous son règne (1598-1605), la Russie affirme son importance européenne, Moscou devient le siège d’un patriarcat indépendant, les boyards ambitieux sont écartés. Cependant le pays est troublé par l’agitation paysanne, déclenchée dès les années 1580 par les mesures d’interdiction momentanée (de quitter le domaine) qui liaient les paysans à la terre, et, à partir de 1597, par l’institution d’un délai de recherche des paysans fugitifs fixé à cinq ans. La terrible famine de 1601-1603 entraîna une insurrection des régions méridionales, dirigée par Ivan Bolotnikov, avec l’appui momentané d’une partie de l’aristocratie, hostile au tsar. C’est la première des grandes révoltes qui ont jalonné l’histoire de la Russie jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Bientôt réduite aux seules forces paysannes, elle est écrasée ; mais, suivie d’une intervention étrangère (les Polonais sont à Moscou en 1611), elle marque le début d’une réaction sociale masquée par le sursaut patriotique que provoque l’occupation polonaise. Le pays est délivré par les troupes de Minine et Pojarski, la ville de Smolensk restant toutefois à la Pologne ; en 1613, signe du redressement de l’État, une assemblée de délégués de la noblesse, du clergé, de la classe des marchands et des communautés cosaques au service du tsar élit un nouveau souverain : Michel Fédorovitch (1613-1645), premier de la dynastie des Romanov qui devait gouverner la Russie jusqu’en 1917.